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sur m. littré.

çaise à Montpellier. Ce père énergique était en plein, on le voit assez, dans les principes et les idées philosophiques du dix-huitième siècle. Il ne séparait pas la science de la morale, et il n’était pas non plus de ceux qui ensevelissent leurs débuts pénibles et leurs origines ; il avait eu la vie rude et même misérable ; il avait été pauvre, et il lui arrivait de le rappeler à son fils en des termes qui ne s’oublient pas : « Il m’est arrivé de manquer de pain, toi déjà né. » Cela devenait un stimulant ensuite pour mieux acquérir le pain de l’esprit, et surtout pour être disposé à le partager avec tous.

La mère d’Émile Littré, qui était d’Annonay, — elle, protestante de religion et croyante, — n’avait pas dans son genre une moindre originalité que son mari. C’était, telle qu’on me l’a dépeinte, une figure antique, habillée le plus souvent non comme une dame mais comme une servante, en faisant l’office au logis, la femme ménage parfaite, une mère aux entrailles ardentes, et avec cela douée d’une élévation d’âme et d’un sentiment de la justice qu’elle dut transmettre à ce fils dont elle était fière et jalouse. Il tient beaucoup d’elle, pour le moins autant que de son père[1]. M. Littré (sans parler d’une sœur

  1. Sophie Johannot, c’était le nom de famille de Mme Littré. Elle était d’une branche des Johannot d’Annonay, ruinée, mais parente des Boissy d’Anglas et amie des Montgolfier. S’il est vrai que dans son humble ménage elle remplit plus d’une fois le rôle de servante, elle était telle, en le remplissant, qu’elle avait été jadis dans la maison paternelle, fille adorée d’un père riche commerçant. Les Johannot étaient papetiers. Une affreuse catastrophe, où elle avait montré toute sa force d’âme, dominait ses souvenirs de jeunesse. Son père s’était déclaré avec énergie pour la Révolution ; il appartenait au parti montagnard et fut, dans un temps, maire de Saint-Étienne. Des luttes san-