Page:Sainte-Beuve - Livre d’amour, 1843.djvu/86

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LIVRE D’AMOUR.

Émaillait ses cheveux, et noyait le satin
De ses pieds qui froissaient la lavande et le thym ;
Et si, des grands bosquets côtoyant la lisière,
Un obstacle a saisi sa robe prisonnière,
C’était, pour tous retards semés en si beau lieu,
Quelque buisson de rose au piédestal d’un dieu.

Nous, ce n’est pas ainsi !

— Quand la rare quinzaine,
Après maint contre-temps, se répare et ramène

La douceur de se voir, je vais longeant exprès,
Au lieu des quais voisins, ouverts et peu secrets,
La rue où sans soleil la pauvreté s’entasse,
Et plus sûr que par là nul ne dira ma trace ;
Je vais, et pour témoins de l’espoir qui me luit,
Pour arbres et buissons, je n’ai que le réduit
De l’humaine misère, et des figures mortes
Aspirant un peu d’air sur le devant des portes ;
Des enfants, que Lycurgue eût d’abord rejetés,
Jouant, tout maladifs, en bruyantes gaîtés ;
Des femmes, dont le port promet qu’elles sont belles,
Mais dont l’œil et la joue et les maigreurs cruelles
Accusent le dur sort où s’appauvrit leur sang ;
La dispute parfois et le cri glapissant,
Parfois un fol éclat qui non moins me déchire,
Et là, là même aussi, l’amour et le sourire.
Ainsi, sans rien laisser, pauvres hommes, de nous,
J’arrive, en méditant, à mon bien le plus doux,
Jusqu’à la tour, encor sur pied, par où s’atteste
Le vieil hôtel Saint-Paul dans son unique reste,
Tour aujourd’hui perdue, étouffée entre murs,
Logeant, au lieu de rois, bien des hôtes obscurs,
Des hôtes seulement de métier et de peine ;
Et c’est là qu’est la chambre où vient ma Châtelaine !…