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« Si le calme te pèse, espère encor l’orage.
« Ton printemps fut trop doux, attends les mois d’été ;
« Vienne, vienne l’ardeur de la virilité,
« Et sans plus t’exhaler en pleurs imaginaires,
« Sous des torrents de feux, au milieu des tonnerres,
« Le cœur par tous les points saignant, tu sentiras
« Au seuil de la beauté, sous ses pieds, dans ses bras,
« Tout ce qu’avait d’heureux ton indolente peine
« Au prix de cet excès de la souffrance humaine.
« Car l’amour vrai, tardif, qui mûrit en son temps,
« Vois-tu, n’est pas semblable à celui de vingt ans,
« Que jette la jeunesse en sa première sève,
« Au blond duvet, vermeil, et doré comme un rêve ;
« C’est un amour profond, amer, désespéré,
« C’est le dernier, l’unique ; — on dit moins, j’en mourrai ;
« On en meurt ; — un amour armé de jalousie,
« Consumant tout, honneur et gloire et poésie ;
« Sans douceurs et sans miel, capable de poison,
« Et pour toute la vie égarant la raison. »

Voilà ce qu’ils m’ont dit, ceux qui connaissent l’âme ;
Je les crois, et j’attends la tempête et la flamme ;
Je cherche autour de moi, comme un homme averti,
Demandant à mon cœur : « N’ai-je donc rien senti ? »
Et comme, l’autre soir, quittant la causerie
D’une femme pudique et saintement chérie,
Heureux de son sourire et de ses doigts baisés,
Je revenais, la lèvre et le front embrasés ;
Comme, en mille détours, la flatteuse insomnie
Faisait luire à mes yeux son image bénie,
Et qu’à travers un bois, volant pour la saisir,
Mon âme se prenait aux ronces du désir,
Un moment j’espérai que, fondant sur sa proie,
Amour me déchirait, et j’en eus grande joie.