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Et Horace, le poëte de la modération et du bon sens, ne dit-il pas :

Atque ipsa utilitas, justi prope mater et œqui ?

Pour me résumer, messieurs, le vrai rôle moderne, la disposition qui me paraît le plus désirable pour un Gouvernement, pour un État, dans cet ordre de discussions et de conflits, ce serait, si je m’en rapportais à une parole de Napoléon Ier, une sorte d’incrédulité supérieure et bienveillante dans sa protection à l’égard des divers systèmes et opinions théologiques, métaphysiques et autres, même les plus contraires ; — mais j’aime mieux une définition moins hautaine, et je dirai plutôt que la disposition vraie d’un Gouvernement dans ces sortes de questions devrait être une équitable et suprême indifférence, une impartialité supérieure et inclinant plutôt à la bienveillance envers tous, de manière toutefois à maintenir et à réserver les libertés et les droits de chacun.

Et, par exemple, pour éclairer ma pensée, je me permettrai ici une remarque critique. Dans le rapport d’ailleurs excellent et plein d’esprit (c’est tout simple), et de justesse quant aux conclusions, que vous avez entendu, l’honorable rapporteur, M. Chaix d’Est-Ange, a bien voulu alléguer, en faveur de Broussais, de Bichat et de Cabanis, qui ont pu être téméraires, a-t-il dit, et s’égarer par moments, des excuses et, pour ainsi dire, des circonstances atténuantes ; mais je ne crois pas (j’en demande pardon à notre très-spirituel et éloquent collègue), je ne pense pas que ce doive être là le vrai rôle actuel de l’homme politique lui-même et de l’homme d’État en présence de la science. La science n’a pas besoin d’excuses quand elle procède sincèrement et selon son véritable esprit : elle peut sur certains points aller trop vite, avoir ses hypothèses anticipées, hasardées même ; mais qu’on la réfute alors ; qu’on oppose raison à raison, expérience à expérience. Car de quel droit la déclare-t-on téméraire, sur la foi de je ne sais quelle philosophie ou croyance vague et convenue qui pourrait bien elle-même, si on la serrait de près, passer pour une témérité ? Car je le demande à tout homme sensé, et qui ne vit pas sous l’empire d’une révélation religieuse, comment peut-on être sûr et certain de ces points si fort controversés qui ont fait le doute et quelquefois le tourment des plus grands esprits ? Politiquement donc, séparons des ordres aussi divers et aussi distincts ; ne parlons pas à la légère des témérités de la science, car que ne faudrait-il point dire alors de certains articles et dogmes affirmés par les opposants orthodoxes, si l’on s’en remettait au simple témoignage de la raison et du bon sens non éclairés par la foi ? Corps politique, ne nous engageons point dans ces sortes de conflits qui mènent à des représailles.

J’aurais donc mieux aimé dans le cas présent (et je le dis pour tous les cas analogues), j’aurais aimé voir l’État et la Commission du Sénat se placer à un point de vue plus élevé et plus indépendant, plus neutre ; on serait bien plus ferme aujourd’hui pour maintenir et affirmer les conclusions.

M. le rapporteur a déjà fait justice des assertions peu précises sur lesquelles la pétition prétend s’appuyer. Le pétitionnaire n’a voulu, dit-il, dénoncer que les doctrines, non les hommes. Comme pourtant les doctrines ne se posent point toutes seules et qu’elles sont dans la bouche de quelqu’un, il a bien fallu en venir à des noms propres pour pouvoir vérifier le plus ou moins d’exactitude des phrases citées et incriminées. Or, aucune n’a résisté à l’enquête et à l’examen.

Il a été démontré que l’honorable professeur (M. le docteur Broca), mis en cause pour avoir fait l’apologie de la doctrine de Malthus, n’avait point fait l’apologie de Malthus et n’avait pas prononcé la phrase telle qu’on l’a construite et arrangée, en rapprochant arbitrairement deux passages d’un discours qui, d’ailleurs, n’avait point été tenu à l’École de médecine, mais à l’Académie de médecine.

Il a été prouvé que l’allégation portée contre je ne sais quel médecin de la Salpêtrière, qui aurait souri ou plaisanté d’une pauvre femme ayant au cou une médaille bénite, n’avait aucune consistance et s’évanouissait à l’examen. Les docteurs Vulpian et Charcot, médecins à la Salpêtrière, chargés seuls de donner des soins aux femmes âgées de cet hospice, ont déclaré que c’était une pure invention. Depuis le rapport de M. Chaix d’Est-Ange, M. Vulpian, qui est pro-