Page:Sainte-Beuve - De la liberté de l’enseignement, 1868.djvu/8

Cette page a été validée par deux contributeurs.

assemblées politiques, et du haut des pouvoirs publics qui représentent l’État, il ne tombât plus invariablement des paroles de blâme, de réprobation et de mésestime pour cette classe d’esprits qui prétendent ne relever que du droit d’examen et qu’on appelle libres penseurs. En effet, quelque opinion qu’on ait personnellement sur telle ou telle de leurs doctrines, ils présentent évidemment le double caractère qui rend un ordre de citoyens respectable dans l’État moderne : le nombre d’abord, le nombre croissant (je l’affirme, et en pourrait-on douter, quoiqu’il n’y ait pas de recensement ni de statistique officielle ? mais ce nombre, il crève les yeux), — et avec le nombre ils offrent cet autre caractère qui constitue la respectabilité, je veux dire la pratique de la morale et des devoirs civils et sociaux.

Le moment est donc venu, messieurs, où cette tolérance respectueuse, qui a été successivement et péniblement conquise par la force des choses encore plus que par la sagesse des hommes, pour les protestants, pour les juifs, pour les diverses sectes religieuses, pour les musulmans eux-mêmes, doit être acquise aujourd’hui, et dorénavant s’étendre de plein droit aux esprits philosophiques et scientifiques et aux doctrines qu’ils professent en toute sincérité. L’heure de la reconnaissance, pour cet ordre considérable d’esprits, a depuis longtemps sonné. Législateurs, croyez-le bien, il n’est pas trop tôt pour cela : il n’est plus sept heures, ni dix heures du matin : il est midi. (Rumeurs et chuchotements.)

M. le marquis de Gricourt. Midi ! C’est très-bien !… mais vous ne nous montrez pas la lumière… (On rit.)

M. Sainte-Beuve. J’ajouterai, sans grand espoir de voir mon vœu exaucé, avec la conviction toutefois d’être dans le vrai : Rien ne détendrait la situation morale, rien n’apaiserait, ne désarmerait l’animosité et l’hostilité des esprits comme une pareille tolérance publiquement observée et pratiquée par tous et envers tous. Essayez seulement.

Mais j’entends dire qu’il y a telle de ces doctrines qui, si elle était poussée à ses dernières conséquences, entraînerait l’irresponsabilité et par suite l’immoralité. Ah ! messieurs, je vous en conjure, que, les représentants et les organes de l’État moderne, que les hommes vraiment politiques ne mettent pas le pied sur ce terrain glissant de la discussion métaphysique ; ce terrain-là, pas plus que celui de la théologie, n’est bon et sûr pour qui accepte l’établissement de la société présente et à venir. (Léger mouvement.) Ce n’est pas, messieurs, que je ne conçoive qu’il y ait, pour les politiques eux-mêmes, des doctrines philosophiques plus acceptables, plus désirables que d’autres ; mais ces doctrines-là, si vous prétendez les imposer et les exiger, vous les ferez fuir et vous ne réussirez qu’à obtenir leurs contraires. Sans donc aller jusqu’à nier qu’il y ait telle ou telle opinion, conviction ou croyance, qui puisse ajouter quelque chose dans les âmes à la sanction morale des prescriptions légales, je maintiens que le meilleur et le plus sûr principe et fondement de la légitimité des lois qui régissent les sociétés humaines est encore et sera toujours dans leur nécessité, dans leur utilité même.

Ne sortons pas de là, messieurs, ne nous embarquons pas, Gouvernement et corps politique, dans des questions de libre arbitre et de liberté métaphysique. Gardons-nous bien d’avoir un avis légal sur ces choses. Milton, dans son Paradis perdu, nous représente les anges déchus, dont Satan est le chef, les Esprits rebelles et précipités dans l’abîme, qui se livrent encore dans leurs tristes loisirs à leurs anciens goûts favoris ; et quelques-uns d’entre eux et des plus distingués, dit le poëte, « assis à l’écart sur une colline solitaire, s’entretiennent en discours infinis de pensées élevées et subtiles ; ils raisonnent à perte de vue de providence, prescience, volonté et destin : destin fixé, volonté libre, prescience absolue ; et ils ne trouvent point d’issue, ajoute le poëte, perdus qu’ils sont dans ces tortueux dédales. » N’imitons pas ces anges sublimes et déchus. Ayons pied sur terre. Pour moi, les lois sont essentiellement fondées sur l’utile ; la société a droit à tout ce qui la protège efficacement : rien de moins, rien de plus ; c’est la pierre solide. La théorie de Bentham me suffit.