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Où en veux-je venir, messieurs ? À ceci, que ce n’est nullement la vérité, ce qui semble tel à un individu, même le plus respectable, qui doit être la mesure de la loi et du droit dans le régime moderne. La vérité ou ce qu’on appelle de ce nom en matière de foi, chacun se l’attribue à soi exclusivement et la dénie aux autres : à ce compte il n’y aurait jamais lieu qu’à une orthodoxie maîtresse et absolue comme au moyen âge. Ce qui fait que les juifs ont dû être admis comme citoyens, et qu’ils sont aujourd’hui honorés et respectés dans toute réunion et assemblée publique et politique, c’est qu’il a été démontré qu’on peut être de cette religion, de cette opinion, sans être pour cela ni moins honnête homme, ni moins bon citoyen, ni moins fidèle sujet (dans les pays où il y a des sujets), ni moins exact à remplir tous les devoirs de la famille et de la société. Eh bien ! c’est là l’unique mesure, messieurs, et cette mesure, il est temps, selon moi, qu’on l’applique indistinctement, non-seulement aux protestants, non-seulement aux juifs, aux mahométans, mais à un autre ordre d’opinions et à tous ceux que, pour un motif ou pour un autre, et à quelque degré que ce soit, on s’est accoutumé à classer et à désigner sous le nom de libres penseurs. (Rumeurs. — Exclamations.)

M. le marquis de Gricourt. Auriez-vous la bonté de parler un peu plus lentement ? nous avons de la peine à suivre vos paroles : c’est dans votre intérêt même que je me permets cette interruption.

M. Sainte-Beuve. Je n’entre pas, encore une fois, dans la discussion religieuse ou métaphysique : je m’en tiens purement à l’évidence extérieure des faits. N’est-il pas certain qu’on peut avoir telle ou telle opinion, plus ou moins hypothétique ou fondée, sur l’origine et la nature des choses (de natura rerum), sur la formation première du monde, sur la naissance ou l’éternité de l’univers, sur l’organisation même du corps humain, sa structure, les lois et les conditions des diverses fonctions (y compris celles du cerveau), sans être pour cela ni moins honnête homme, ni moins bon citoyen, ni moins irréprochable dans la pratique des devoirs civils et sociaux ? (Mouvement.) Chacun a présents à l’esprit les noms de contemporains vraiment exemplaires, d’honnêtes gens modèles ; mais, pour nous en tenir au passé, quel plus honnête homme, plus modéré, plus sage, plus sobre, plus bienfaisant dans le tous les jours de la vie que d’Alembert ! Quelle plus aimable, plus affectueuse et plus bienveillante nature que Cabanis, celui qu’Andrieux, dans un vers, a pu tout naturellement comparer à Fénelon ! Nous avons honoré, pour l’avoir vu de près, un ancien membre des assemblées publiques, cet homme de conscience et qui eut le courage de sa conscience le jour du vote dans le procès de Louis XVI, l’intègre et respectable Daunou. Mais, je le répète, on n’a pas à démontrer l’évidence. Comment donc le moment ne serait-il pas venu de reconnaître enfin et de tolérer, — et j’entends tolérer de cette vraie tolérance qui n’est pas une tolérance de support et de souffrance, mais bien d’une tolérance d’estime et de respect, — cette classe de plus en plus nombreuse d’esprits émancipés et qui ne s’en remettent qu’à la raison et à l’examen pour les solutions quelconques des questions qui avaient été précédemment livrées aux religions positives ? Est-ce parce que les esprits faisant partie de cette classe ne sont pas associés, affiliés entre eux, unis comme cela a lieu pour les sectes et communions religieuses ? Je serais presque tenté de le croire, car du moment qu’il y a un lien d’association comme dans l’Ordre de la franc-maçonnerie par exemple, oh ! alors on cesse d’être injurié, répudié, maudit, — je ne dis pas dans les chaires sacrées, c’est leur droit, — mais dans les assemblées publiques et politiques. Si l’on parlait ici dans le Sénat des francs-maçons comme on y parle habituellement des libres penseurs, on trouverait assurément quelqu’un de haut placé pour y répondre[1]. (Sourires. — Les regards se portent sur le général Mellinet, qui prend part lui-même à l’hilarité.) Ce que je voudrais donc, messieurs, ce qui me paraîtrait un progrès de tolérance digne du XIXe siècle, et conforme à l’état vrai de la société, ce serait que dans les

  1. M. le général Mellinet, sénateur, est grand maître de l’Ordre des francs-maçons.