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leur acte de naissance et dans leur titre de légitimité. Il a pu y avoir depuis, à de certaines époques et aux heures de réaction, des reprises de fanatisme ou d’hypocrisie. Ces temps ont été courts, bien qu’ils aient pu paraître longs à ceux qui avaient à les traverser. La France, toutes les fois qu’elle a été soumise à de pareilles épreuves, a frémi ; sa fibre vitale, se sentant atteinte, s’est irritée et révoltée ; les hypocrites, les hommes de congrégation et d’intrigue, qui compromettaient les régimes auxquels semblait liée leur existence, ont été tôt ou tard secoués et remis à leur place. (Mouvement.) Cela s’est toujours vu ainsi. Espérons que nous en avons fini de ces usurpations, de ces conspirations sourdes et malignes, de ces menaces intestines à la loyauté, à la franchise héréditaire de notre pays et de notre race, et que, si elles étaient tentées de recommencer sous un Napoléon, elles seraient arrêtées à temps. Voyons les choses, pour le moment, comme étant à l’état normal et régulier, et telles qu’elles se dessinent généralement aujourd’hui, en écartant certains incidents récents, qui feraient trouble et complication à notre regard.

Il y a, selon les uns, une diminution effrayante dans les croyances ; selon les autres, une recrudescence consolante. Prenons garde cependant que, dans le langage officiel, tout le monde fait semblant, fait profession extérieure de croire, tandis que la grande majorité du dehors avance pourtant (bien lentement, il est vrai) dans ce qu’on peut appeler le sens commun. (Rumeurs.) Il y a sans doute bien des contre-courants et des remous, mais enfin la marée générale (qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore) paraît irrésistiblement monter. Or quelle est, si on me le demande, la définition du sens commun ? Je dirai qu’il ne se définit pas ; mais, s’il le fallait, je le définirais, dans sa plus grande généralité, une diminution croissante de la croyance au merveilleux, au surnaturel, ou, si vous le voulez, le minimum de croyance au surnaturel. Cet état, qui est celui de la plupart des esprits, qui, s’il n’est pas la non-croyance absolue, est un état d’examen plus ou moins libre, plus ou moins raisonné et approfondi avec tous ses résultats et ses conséquences, cet état, je l’ose dire, est tout à fait légal depuis 1789 : il a droit à être reconnu, à être respecté. Mais il est d’habitude, je dirai même de mode, d’injurier cette disposition d’esprit dans toutes les réunions, les solennités publiques, de la dépeindre comme un malheur, comme une infériorité morale déplorable. Je ne discuterai point ici ce côté de la question. J’ai ouï dire seulement à plus d’un esprit convaincu et ferme que penser de la sorte et à mesure qu’on s’élevait plus haut dans le monde de la raison, ce n’était pas se sentir inquiet et souffrir, c’était plutôt jouir du calme et de la tranquillité.

Mais encore un coup je ne discute pas et ne viens point faire ici de philosophie. La question est une question politique, c’est une question de fait. Comment les droits modernes se constatent-ils, messieurs ? Quand un nombre suffisant d’hommes et d’esprits sont arrivés à penser sur un point donné d’une certaine manière ; quand le groupe est devenu assez nombreux, assez considérable, bon gré, mal gré, on compte avec lui, on le reconnaît, on le respecte, ne pouvant l’exterminer, ni l’écraser, ni le proscrire, comme on faisait autrefois. Cela s’est passé ainsi pour les protestants, pour les juifs.

Et en ce qui est des juifs notamment, qui sont encore persécutés en certaines parties de l’Europe, que ne s’est-il point passé en France dès l’origine ? Saint Louis était un saint et bon roi : or on sait par Joinville l’histoire du savant juif, du rabbin, auquel eut affaire un vieux et féal chevalier dans un colloque qui allait se tenir entre clercs et juifs au monastère de Cluny ; aux premières questions du chevalier qui demanda dès le début à intervenir et qui, entrant en lice, le somma d’emblée de dire s’il croyait en la Vierge mère du Sauveur, le juif ayant répondu non, le chevalier s’emporta, le frappa à la tempe de sa canne ou de sa béquille, et le renversa roide étendu par terre, ce qui mit fin naturellement à la conférence. On dut l’emporter tout sanglant. Et saint Louis, qui racontait l’histoire, ne blâmait nullement, mais approuvait le chevalier, qui n’avait en cette rencontre agi que comme tout bon laïque devait faire, laissant les clercs disputer à souhait avec les mécréants et ne connaissant, lui, pour les mettre à la raison, que la pointe et le tranchant de l’épée. C’était l’époque qui