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cèse, cette grande province intellectuelle et rationnelle n’a pas de pasteur ni d’évêque, il est vrai, de président de consistoire (peu importe le titre), de chef qualifié qui soit autorisé à parler en son nom ; mais chaque membre à son tour a ce devoir lorsque l’occasion s’en présente, et il est tenu par conscience à remettre la vérité, la science, la libre recherche et ses droits sous les yeux de quiconque serait tenté de les oublier et de les méconnaître.

Me plaçant, messieurs, à un point de vue qui n’est peut-être celui d’aucun d’entre vous pour parler de ces choses qui intéressent à quelque degré les croyances, je voudrais que vous me permissiez d’exposer brièvement mon principe en telle matière : non que j’espère vous le faire accepter, mais au moins pour vous montrer que je ne parle point à la légère devant une aussi grave assemblée, ni sans y avoir mûrement réfléchi.

Que si je développe des considérations qui ne sont point celles qu’admet la grande majorité du Sénat, je prie qu’on veuille bien se dire que, de sa part, en écouter l’exposé et le développement, ce n’est point pour cela y adhérer, ce n’est point du tout s’engager ni s’en rendre à aucun degré responsable : c’est simplement faire preuve de tolérance, d’attention intellectuelle, de patience peut-être, mais d’une patience qui n’est certes pas de nature à faire tort à une grande assemblée.

Je n’ai garde d’ailleurs, moi-même, de venir faire acte de philosophie devant le Sénat. La philosophie est une chose, et la politique en est une autre. C’est uniquement au point de vue politique que je viens aborder la question.

Il y a trois siècles environ (c’est un fait), l’esprit humain, dans notre Occident, la pensée humaine, en se dégageant des débris et de la décadence du moyen âge finissant, en brisant les liens de la scolastique et d’une autorité pédantesque à bout de voie, s’est enhardie, et en même temps que d’un côté on affirmait la figure véritable de la terre et qu’on découvrait un nouveau monde, en même temps que de l’autre on perçait les sphères étoilées et qu’on affirmait le véritable système planétaire, en même temps on regardait, on lisait d’un bout à l’autre les livres dits sacrés, on traduisait les textes, on les discutait, on les jugeait, on commençait à les critiquer ; on choisissait ce qui semblait le plus conforme à la religion qu’on n’avait point perdue, et à la raison qui s’émancipait déjà. Cette application de l’esprit d’examen, toute nouvelle et audacieuse à son heure, qui aurait été écrasée et foudroyée au moyen âge, qui l’avait été en la personne de quelques individus novateurs ou même de sectes en masse (comme celle des Albigeois), cette application, dis-je, trouvant des esprits plus préparés, une autorité romaine moins forte et moins reconnue, très-compromise même moralement par ses vices qui avaient fait scandale, réussit et rallia en divers pays de nombreux adhérents. D’affreuses guerres s’ensuivirent, des persécutions et des luttes ; mais les deux causes, la catholique et la réformée, qui embrassaient et armaient l’un contre l’autre le Nord et le Midi, étaient à peu près égales dans leur antagonisme : là même où l’une d’elles l’emportait comme en France, les forces sur bien des points y étaient encore balancées ; et après l’atrocité des guerres de religion, il fallut bien s’entendre, conclure des trêves et se faire à chacun sa part en grondant. Honneur au grand, au bon et habile Henri IV d’avoir su contenir pendant quelques années ces éléments contraires, restés ennemis et insociables, et qui ne demandaient qu’à s’entre-choquer de nouveau ! Malheur à Louis XIV, malgré sa grandeur, de n’avoir pas su les maintenir co-existants, quand le temps les pacifiait de jour en jour, et d’avoir rallumé la persécution par faux zèle et ignorance ! Mais, à travers les fautes et les erreurs des gouvernants, la raison humaine marchait, et avec elle la tolérance. Elle était imposée au pouvoir lui-même par l’opinion publique. Elle n’avait pas attendu 89 pour s’établir, grâce à Malesherbes et à Louis XVI.

Ce n’est pourtant que depuis 89, depuis cette ère historique, où tout s’est retrempé et d’où nous datons, que le libre examen, l’exercice de la pensée, cet exercice non pas simplement intérieur, mais se produisant au dehors en des termes de discussion convenable et sérieuse, est devenu de droit commun ; il l’est devenu, surtout pour les régimes qui se font honneur d’inscrire 89 dans