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SÉANCE DU MARDI 19 MAI 1868.


DÉLIBÉRATION


SUR LES PÉTITIONS
SIGNALANT AU SÉNAT LES TENDANCES MATÉRIALISTES
DE L’ENSEIGNEMENT DANS CERTAINES FACULTÉS
ET DEMANDANT LA LIBERTÉ DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR.


Discours de M. Sainte-Beuve.


(Extrait du Moniteur universel du mercredi 20 mai 1868.)

M. le Président. La parole est à M. Sainte-Beuve.

M. Sainte-Beuve. Messieurs, le droit de pétition qui est accordé à chaque citoyen auprès du Sénat amène journellement devant lui de bien petites choses et, on peut le dire, bien des inutilités. D’autres fois, il soulève et suscite les plus graves questions. C’est le cas aujourd’hui. La pétition qui a été rapportée devant vous a eu tant de retentissement, les commentaires qu’elle a provoqués au dehors ont pris tant d’extension et d’importance, qu’il n’y a pas à hésiter quand on a sur ce sujet des convictions profondes, et pour mon compte je me sens comme obligé de dire mon mot. J’ai eu l’honneur d’être autrefois un élève de cette Faculté de médecine si attaquée en ce moment dans la personne de ses plus excellents maîtres. C’est à elle que je dois l’esprit de philosophie, l’amour de l’exactitude et de la réalité physiologique, le peu de bonne méthode qui a pu passer dans mes écrits, même littéraires. C’est bien le moins que je vienne rendre témoignage pour elle et la défendre aujourd’hui.

D’éminents prélats ont désiré qu’on remît la discussion à un temps où eux-mêmes en personne pourraient venir, après Pâques, défendre « la foi de leurs diocésains. » Ç’a été l’expression employée.

Il est aussi un grand diocèse, messieurs, celui-là sans circonscription fixe, qui s’étend par toute la France, par tout le monde, qui a ses ramifications et ses enclaves jusque dans les diocèses de messeigneurs les prélats ; qui gagne et s’augmente sans cesse, insensiblement et peu à peu, plutôt encore que par violence et avec éclat ; qui comprend dans sa largeur et sa latitude des esprits émancipés à divers degrés, mais tous d’accord sur ce point qu’il est besoin avant tout d’être affranchi d’une autorité absolue et d’une soumission aveugle ; un diocèse immense (ou, si vous aimez mieux, une province indéterminée, illimitée) ; qui compte par milliers des déistes, des spiritualistes et disciples de la religion dite naturelle, des panthéistes, des positivistes, des réalistes,… des sceptiques et chercheurs de toute sorte, des adeptes du sens commun et des sectateurs de la science pure : ce diocèse (ce lieu que vous nommerez comme vous le voulez), il est partout, il vient de se déclarer assez manifestement au cœur de l’Autriche elle-même par des actes d’émancipation et de justice, et je conseillerais à tous ceux qui aiment les comparaisons et qui ne fuient pas la lumière, de lire le discours prononcé par le savant médecin et professeur Rokitansky dans la Chambre des seigneurs de Vienne, le 30 mars dernier, sur le sujet même qui nous occupe, la séparation de la science et de l’Église. Messieurs, ce grand dio-