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prétextes, qui vient soulever les plus graves questions de liberté d’enseignement supérieur, et qui s’attaque à une de nos Facultés qui jusqu’à ce jour avait été respectée dans sa liberté de doctrine. — Je sais qu’on établit des distinctions entre doctrine et doctrine, et qu’il s’est élevé, depuis une quarantaine d’années, une sorte de philosophie dont j’ai déjà indiqué le caractère, philosophie à double fin, en quelque sorte bâtarde et amphibie, tantôt dénoncée elle-même par le clergé, tantôt, selon les circonstances, accueillie par lui comme alliée et auxiliaire, laquelle prétend établir un moyen terme entre le symbole religieux et la recherche rigoureusement philosophique et scientifique, avec ses résultats quels qu’ils puissent être.

Cette philosophie, très-sincère chez les uns, est purement officielle et politique chez les autres. On s’en sert comme d’une chose reçue. On est spiritualiste en paroles, en public ; on ne croirait pas être un homme comme il faut, si l’on ne se donnait cette teinte, si l’on ne mettait en avant ce genre de croyances dont les mêmes personnes font souvent bon marché ensuite dans le discours et l’entretien familier. Ah ! messieurs, prenons garde que notre pays de France n’en vienne à cet état commandé d’hypocrisie sociale où le langage public ne saurait se passer de certaines formules convenues, quand le cœur et l’esprit de chacun n’y adhéreraient pas. Oh ! l’hypocrisie sociale, la grande plaie moderne, comme l’appelait lord Byron ! C’est là un triste état moral pour une nation et le plus grand symptôme de l’énervement intellectuel. Qu’il n’en soit jamais ainsi dans notre noble pays.

M. Dumas. La sincérité n’appartient pas seulement aux libres penseurs. (Très-bien ! très-bien !) Les spiritualistes, les hommes religieux, ont le droit d’être respectés ici. (Nouvelle et très-vive approbation.)

M. Sainte-Beuve. L’honorable M. Dumas n’a pas entendu la parole que je viens de prononcer ; je reconnais précisément que cette philosophie peut être sincère. Je suis donc allé au-devant de l’objection qui m’est faite.

M. Ferdinand Barrot. L’observation s’appliquait à l’ensemble du discours…

S. G. Mgr Darboy. Vous parlez d’un langage d’apparat dont on s’affranchit quelques instants après dans l’entretien familier. Il faut être sincère ici, même à la tribune. (Très-bien ! très-bien !)

M. Sainte-Beuve. Il nous est donné d’assister à une contradiction étrange et qui, je le pressens avec douleur (et rien qu’à voir les éléments inflammables qui s’amassent), est de nature à faire craindre quelque choc, une collision dans l’avenir. D’un côté, je l’ai dit et j’en ai la ferme conviction, le bon sens humain monte, s’accroît, s’aguerrit, recrute chaque jour de nombreux esprits vigoureux, sains, robustes, positifs et qui ne marchandent pas. Mais si le regard se porte dans une autre sphère, dans la sphère supérieure, ou plutôt à la couche mondaine superficielle, que voyons-nous ? La mollesse des mœurs, la lâcheté des opinions, la facilité ou la connivence des gens bien appris, laissent le champ libre plus que jamais en aucun temps à l’activité et au succès d’un parti ardent qui a ses intelligences jusque dans le cœur de la place et qui semble, par instants, près de déborder le pouvoir lui-même…

Ceci me ramène à la question de la conclusion, — cette demande de la liberté de l’enseignement supérieur, car c’est sous cette humble et spécieuse forme de liberté que le parti aspire à l’ascendant dominant et à la suprématie. Je répondrai simplement et en deux mots : Si nous vivions dans un pays où toutes choses fussent parfaitement égales, socialement et politiquement, pour le clergé catholique et pour toute autre catégorie de citoyens, je pourrais aller sur ce terrain. Mais ici, en France, les conditions ne sont pas égales ; le clergé catholique jouit de quantité de faveurs, avantages et immunités. Il est spécialement et magnifiquement protégé, rémunéré ; il prime tout : il a de droit ses représentants les plus dignes, — les plus élevés en dignité, — les princes français de l’Église, au sein et à la tête de ce Sénat même. Il n’est point dans la situation d’égalité et de balance où on le voit dans un pays voisin, souvent cité en exemple, et dans lequel il possède en effet pour son compte sa propre Uni-