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DL.

à m. émile zola.


Ce 10 juin 1868

Cher Monsieur,

Je ne sais si je vous enverrai cette lettre, car je ne me sens aucun droit de critique privée sur Thérèse Raquin, et il me faudra bien une troisième sommation pour que je vous obéisse.

Votre œuvre est remarquable, consciencieuse, et, à certains égards même, elle peut faire époque dans l’histoire du roman contemporain.

Selon moi, cependant, elle dépasse les limites, elle sort des conditions de l’art à quelque point de vue qu’on l’envisage ; et, en réduisant l’art à n’être que la seule et simple vérité, elle me paraît hors de cette vérité.

Et tout d’abord, vous prenez une épigraphe que rien ne justifie dans le roman. Si le vice et la vertu ne sont que des produits comme le vitriol et le sucre, il s’ensuivrait qu’un crime expliqué et motivé comme celui que vous exposez n’est pas chose si miraculeuse et si monstrueuse, et on se demande dès lors pourquoi tout cet appareil de remords qui n’est qu’une transformation et une transposition du remords moral ordinaire, du remords chrétien, et une sorte d’enfer retourné.

Dès les premières pages, vous décrivez le passage du Pont-