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chose me paraîtrait telle un jour ? Il est vrai que nous avions bien alors quelque jouissance. Tu te souviens, sans doute, de ces grands entretiens philosophiques que nous avions, en tiers, avec Charles (Neate), soit dans le bois du jardin, soit plutôt dans ta chambre, après le dîner. Nous allions vite en besogne, mon cher ami, comme il arrive toujours quand on est d’accord et que le ventre est plein. Le tonnerre de Dieu ne nous eût pas ébranlés, nous sur nos chaises, et toi dans ton grand fauteuil jaune. Il n’eût pas tenu à nous que le monde ne fût une chose raisonnable et la vie une chose tolérable. En vérité, quand j’y pense, tout cela me paraît fort beau et bien digne de regrets, et je suis sûr que tu es dans ce moment de mon avis. Si toutefois nous y regardons de près, tu te rappelleras que tu avais aussi de longs instants de tristesse, et que tu nous entretenais souvent de tes ennuis. Moi, je me souviens bien que j’avais alors, comme aujourd’hui, de terribles accès de mélancolie et de dégoût de tout. Quant à Charles, il n’était probablement pas plus heureux qu’il ne l’est à présent. Qu’a donc ce temps de si digne de nos regrets, mon cher sellèque ? D’abord il a l’avantage d’être passé. Les ombres se perdent dans l’éloignement, et il n’en reste que deux ou trois traits assez brillants et agréables, mais que, dans le moment, nous ne remarquions peut-être pas. Ensuite, c’est que, si nous avions alors quelque ennui, mélancolie ou fadaise de cette espèce, nous avions l’avantage de nous le dire tout au long : ce qui n’est pas un petit soulagement. En appliquant cela au présent, nous trouvons qu’il est presque aussi beau. Pendant que nous y pensons, le voilà qui est déjà passé. Restent les épanchements d’amitié,