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ses jugements cet esprit de justesse et d’impartialité qui prend sa mesure dans les choses mêmes et qui rend a chacun ce qui lui est dû. Elle était femme en ce point, et des plus femmes. Elle aimait ses amis et les défendait, et brisait des lances pour eux à l’aventure. Quand elle vous aimait, me dit l’un de ceux qui l’ont connue le mieux, elle vous trouvait des vertus inattendues ; de même, que quand elle ne vous aimait pas, elle vous aurait nié des mérites incontestables. Pourtant ses inimitiés ne tenaient pas ; son esprit de coterie n’était point exclusif ; elle était toujours prête à élargir le cercle plutôt qu’à le restreindre. Elle aimait la gaieté, la jeunesse, les gens d’esprit et ceux qui ont le collier franc. Sa parole, plus forte et plus drue quand elle causait que quand elle écrivait, rappelait parfois le tempérament de certaines femmes de Molière, bien qu’il s’y mêlât plus d’un trait de la langue de Marivaux.

Elle n’était point fatigante de marivaudage pourtant ; que vous dirai-je ? elle avait des aperçus, des idées, et cela sans jamais prétendre, comme tant de femmes, refaire le monde ; elle n’aurait voulu refaire que le monde de son beau temps et de sa jeunesse. Et encore, bien souvent, elle n’y songeait pas ; elle acceptait le présent avec émulation, avec philosophie, et les plus jolis vers qu’on a d’elle sont ceux qu’elle a faits sur le Bonheur d’être vieille.

Chez elle, me disent ceux qui ont eu l’honneur de la voir habituellement, elle était très-aimable, et plus que dans le monde ; elle y avait tout son esprit, et de plus celui des personnes qu’elle recevait. Elle les faisait valoir avec une sorte de grâce familière et brusque, qui n’excluait pas un souvenir d’élégance.

Sa vanité n’était point pour elle ni pour ses ouvrages ; elle ne la mettait que dans le succès de ses proches, de ses entours ; quant à elle-même, qui avait tant produit,