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seoir et de recueillir son esprit. Dès que cet esprit aura parlé par la voix de quelques écrivains, par le chant de quelques poètes, vous avez une génération de femmes toutes différentes. À celles-ci il faut des idées avant tout, des sentiments, je ne sais quoi de métaphysique et de raffiné ; elles ont lu les Méditations de Lamartine, et elles soupirent ; elles aiment l’esprit, et elles s’en vantent ; elles s’éprennent et se passionnent pour des orateurs ; elles sont femmes à se trouver mal si elles ont rencontré, sans être prévenues à l’avance, le grand poëte de leur rêve. De la religiosité, un peu de mysticisme, des nerfs (on n’avait pas d’attaques de nerfs sous l’Empire), un idéal ou libéral ou monarchique, mais où il s’exhale quelque vapeur de poésie, voilà ce qui distingue assez bien la jeune femme de la Restauration. Un observateur physiologiste l’a dit : C’est l’avénement de la femme frêle, à qui un ton de langueur et de pâleur donne plus de prix : elle a remplacé la femme opulente. Les variations du goût s’expriment dans ces types de beauté à la mode. Je ne veux pas dire qu’à toutes ces époques diverses, on fasse des choses bien différentes, mais c’est la manière qui a changé.

Sous le règne de Louis-Philippe, malgré le caractère si moral de la famille régnante, le dirai-je ? la jeune femme avait fort dégénéré, ou du moins elle s’était émancipée plus qu’on n’aurait pu croire sous un régime si sage. Il s’était glissé de bonne heure chez elle du Musset, un peu de George Sand, Eugène Sue brochant sur le tout, un peu de socialisme avant l’effroi, avant l’épreuve, avant la lettre, me dit un spirituel voisin ; un peu de théorie et beaucoup de caprice. Le cigare, ou du moins la cigarette était de mise dans le boudoir. Je ne parle que des lionnes, dira-t-on ; mais il y en avait à bien des degrés et à plus d’un étage. Tout cela, déjà, est un peu vieux, c’est de l’ancien régime ; les jeunes