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chercher sans le découvrir d’abord, et pendant longtemps elle ne le connaît qu’à demi et dans un mystère qui l’empêche d’avoir la connaissance de son infirmité. Quand elle le sait, il est trop tard, elle l’aime ; mais, comme bien peu de personnes ont le secret de cet amour, on la croit près d’épouser un chevalier d’Émeranges, fat spirirituel, qui jusqu’alors semblait enchaîné par madame de Nangis, belle-sœur de Valentine, et qui lui est devenu infidèle. La jalousie de madame de Nangis, qui se croit sacrifiée à une rivale, produit des scènes assez belles et assez dramatiques, dans lesquelles la pauvre Valentine, poussée à bout par sa belle-sœur, en présence du mari de celle-ci, n’aurait qu’un mot à dire pour écraser la coupable et pour se venger : mais ce mot, elle ne le dit pas, et prend sur elle tous les torts. De son côté, Anatole, le bel Espagnol, doué de tous les talents et de tous les charmes, et à qui il ne manque que la parole, se croit également sacrifié, et il est disposé à s’éloigner pour toujours, lorsqu’un soir, à l’Opéra (car sans Opéra point de roman), Valentine, qui a voulu le revoir, et à qui il croit aller faire du regard un éternel adieu, lui adresse de loin un signe qui veut dire : Restez ! Il n’ose comprendre, il regarde encore, quand un second signe, toujours dans la langue des sourds-muets, vient lui dire : Je vous aime. C’est à étudier cette langue de l’abbé Sicard et de l’abbé de L’Épée que Valentine a consacré ses matinées durant les trois derniers mois : « Lorsque j’ai senti, dit-elle, que rien ne pouvait m’empêcher de l’aimer, j’ai voulu apprendre à le lui dire. »

Cette première veine délicate et nuancée, cette première manière de roman s’arrête pour madame Gay avec Anatole, et elle ne la prolongea point au delà de l’époque de l’Empire. En 1818, madame Gay publia le premier volume d’un roman intitulé : les Malheurs d’un Amant heureux, et dont elle donna les deux volumes suivants en