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M. Liottier, elle débuta dans le monde sous le Directoire ; elle a rendu à ravir l’impression de cette époque première dans plusieurs de ses romans, mais nulle part plus naturellement que dans les Malheurs d’un Amant heureux. Ce fut un moment de grande confusion et de désordre, mais aussi de sociabilité ; la joie d’être ensemble, le bonheur de se retrouver et de se prodiguer les uns aux autres, dominait tout. Un dîner chez madame Tallien, une soirée chez madame de Beauharnais, les Concerts-Feydeau, ces réunions d’alors avec leur mouvement et leur tourbillon, avec le masque et la physionomie des principaux personnages, revivaient jusqu’à la fin sous la plume et dans les récits de madame Gay. Bayle, le grand critique, a remarqué que nous avons tous une date favorite où nous revenons volontiers, et autour de laquelle se groupent de préférence nos fantaisies ou nos souvenirs. Cette date est d’ordinaire celle de notre jeunesse, de notre première ivresse et de nos premiers succès : il se fait là au fond de nous-mêmes un mélange chéri, que rien plus tard n’égalera. La date favorite de madame Gay, quand elle y songeait le moins et qu’elle laissait faire à son imagination, était celle précisément qui répond à la fin du Directoire et au Consulat ; jeune personne sous le Directoire et femme sous l’Empire, voilà son vrai moment, et qui lui imprima son cachet et son caractère, en littérature comme en tout ; ne l’oublions pas.

Au milieu des mille choses qu’une jeune femme, lancée dans le monde comme elle l’était, avait droit d’aimer à cette époque et à cet âge, il en était une que madame Gay mit dès l’abord sans hésiter au premier rang, je veux dire l’esprit, les talents, la louange et le succès qui en découlent. On la voit liée de bonne heure avec tout ce que la littérature et les arts offraient alors de distingué. Excellente musicienne, elle recevait des le-