Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/405

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
395
DE LA POÉSIE ET DES POÈTES

rencontrer souvent les mêmes problèmes, ce n’est pas tout à fait à la région pacifique de M. de Laprade que je rattacherai deux poètes, dont l’un est maintenant un politique, MM. Henri Chevreau et Laurent-Pichat, qui ont publié en commun un recueil de vers, les Voyageuses (1844), butin rapporté d’un voyage fait ensemble par les deux amis en Grèce et en Orient. M. Laurent-Pichat s’est détaché depuis et s’est fait remarquer par ses Libres Paroles (1847), où il a trouvé pour l’expression de ses sentiments, de ses doutes, de ses interrogations généreuses, plus d’un accent et d’un cri où l’on surprend comme un écho de Byron. J’ai sous les yeux de touchantes et cordiales stances adressées récemment par lui à son ami M. Chevreau, sur cette poésie qui fut leur premier rêve fraternel, que l’un cultive et embrasse toujours, et que tous deux aiment encore[1].

Un poëte que j’apprécie infiniment et dont l’élévation est aussi le caractère, M. Lacaussade, auteur d’une très-bonne traduction d’Ossian et d’un Recueil de poésies qu’il est en train de surpasser, a su se faire une sorte de domaine à part : il est de l’île Bourbon, de l’une de ces îles des Tropiques, patrie à demi orientale qu’a manquée Parny dans ses chants et que nous a divinement rendue Bernardin de Saint-Pierre. M. Lacaussade, qui sent profondément cette nature tropicale, a mis sa muse tout entière au service et à la disposition de son pays bien-aimé. Jeune, et déjà fait aux épreuves de la vie, il prend l’homme avec tous ses sentiments de père, de fils, d’époux, d’ami, et il le place dans le cadre éblouissant des Tropiques. Cette

  1. M. Laurent-Pichat s’est cru obligé, depuis, en vertu de ses principes poliliques, de me rendre ce salut que je lui donnais au passage, et d’y répondre par des paroles d’offense et de dénigrement. Comme il s’agit d’un autre que moi encore, je remets de vider cette petite querelle à la fin du présent volume. (Voir à l’Appendice.)