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DE LA POÉSIE ET DES POÈTES

Aux heures des repas, gentiment dans la main
Il s’en venait manger et des fruits et du pain.
On entendait sonner ses pieds secs sur les dalles ;
Puis, soudain, altiré par les forêts natales,
Il partait, défiant tous les chiens du manoir.
Et se faisant par eux chasser jusques au soir ;
Alors, les flancs battants, et l’écume à la bouche,
Il rentrait en vainqueur, caressant et farouche.


Ce Chevreuil si bien dessiné, qui n’est ni tout à fait apprivoisé ni tout à fait sauvage, et qui ressemble à certains poètes, se sent saisi d’un plus violent désir de liberté dans la saison des amours. Il part, il se lance dans la forêt et va chercher aventure parmi ceux de sa race. Mais ceux-ci le repoussent comme un civilisé et un intrus, et il s’en revient au château mourir de douleur et de désespoir, maudissant à la fois l’animal et l’homme, farouche et inconsolé :

À sa franche nature, oh ! laissez donc chaque être ;
Laissez-le vivre en paix aux lieux qui l’ont vu naître !

Le Bouvreuil est un autre petit tableau des plus gracieux, et qui amène sa moralité aussi. Le poëte, en se promenant, entend le coup de fusil d’un chasseur, et cela réveille en lui aussitôt un souvenir d’enfance, un remords qui se mêle à toute une image de joie et de fraîcheur :

L’aube sur l’herbe tendre avait semé ses perles.
Et je courais les prés à la piste des merles,
Écolier en vacance ; et l’air frais du matin.
L’espoir de rapporter un glorieux butin,
Ce bonheur d’être loin des livres et des thèmes,
Enivraient mes quinze ans tout enivrés d’eux-mêmes :
Tel j’allais par les prés. Or, un joyeux Bouvreuil,
Son poitrail rouge au vent, son bec ouvert, et l’œil
En feu, jetait au ciel sa chanson matinale,
Hélas ! qu’interrompit soudain l’arme brutale.
Quand le plomb l’atteignit tout sautillant et vif.
De son gosier saignant un petit cri plaintif