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Lundi 22 septembre 1851.



CHAMFORT.



Chamfort avait trop de ce dont Marmontel n’avait pas assez : il avait cette amertume qui accompagne souvent la force, mais qui ne la suppose pas nécessairement. Il a laissé un nom et bien des mots qu’on répète. Quelques-uns de ces mots sont comme de la monnaie bien frappée qui garde sa valeur ; mais la plupart ressemblent plutôt à des flèches acérées qui arrivent brusquement et sifflent encore. Il a eu de ces mots terribles de misanthropie. Aussi l’idée qu’il a imprimée de lui est celle de la causticité même, d’une sorte de méchanceté envieuse. Il avait reçu de la nature, sous des formes agréables et jolies, une certaine énergie ardente qui constitue à un haut degré le tempérament littéraire et qui pousse au talent : « Cette énergie, a-t-il remarqué, condamne d’ordinaire ceux qui la possèdent au malheur non pas d’être sans morale et de n’avoir pas de très-beaux mouvements, mais de se livrer fréquemment à des écarts qui supposeraient l’absence de toute morale. C’est une âpreté dévorante dont ils ne sont pas maîtres et qui les rend très-odieux. » Il en a subi et prouvé l’inconvénient plus que personne. Ses talents, à lui, furent inférieurs à son esprit et à ses idées, et il en souffrit : son énergie, moins justifiée en apparence, se concentra de plus en plus, elle s’aigrit en lui et l’ulcéra. Son exemple est un des plus curieux et des plus nets en ce genre de maladie morale ; son existence est une de celles qui caractérisent le mieux l’homme de lettres de