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spective, avec sa prétention grandiose d’une part, et sa vocation positive de l’autre : le tombeau de Charlemagne pour décoration et fond de théâtre, et une caisse de receveur-général tout à côté ? Enfant, elle fut nourrie au sein du luxe, des élégances et d’un certain idéal poétique extérieur et militaire que l’Empire favorisait. Elle grandissait sous l’œil d’une mère femme d’esprit, toute au monde, qui portait de la verve et une sorte d’imagination dans la plaisanterie, qui a eu de la finesse et de la sensibilité dans le roman, et qui a compté à son heure, comme dirait notre vieux Brantôme, à la tête de l’escadron des plus belles femmes de son temps. La jeune fille, aussi blonde que sa mère était brune, n’était pas moins belle, de cette beauté qui apparaît d’abord et qu’on ne s’aviserait pas plus de contester qu’on ne conteste le soleil. On eut de bonne heure auprès d’elle, et elle éprouvait elle-même, en l’inspirant, le culte et l’idolâtrie de la beauté. L’Empire était tombé ; la Restauration s’inaugurait avec de nouvelles modes et un changement complet de décoration, bien qu’avec bon nombre des mêmes personnages : c’était l’heure de la dévotion de salon, de l’aristocratie plus fine, de l’élégance plus assaisonnée d’esprit. Mlle Delphine Gay, à quinze ans, débuta dans ce monde factice ; elle en fît ses premiers et uniques horizons, et s’y déploya (chose piquante !) avec naturel, gaieté, et une certaine abondance et richesse de nature qui ne demandait qu’à s’épanouir. Elle s’est regardée et peinte elle-même bien des fois dans cette première attitude et ce premier éclat de jeunesse florissante :

<poem>Mon front était si fier de sa couronne blonde. Anneaux d’or et d’argent tant de fois caressés ! Et j’avais tant d’espoir quand j’entrai dans le monde Orgueilleuse et les yeux baissés !<poem>