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MADAME DE LA TOUR-FRANQUEVILLE.

prendre ; les stances qu’il a consacrées, dans Childe-Harold, au peintre de Clarens et à l’amant de Julie, resteront le portrait le plus sympathique et le plus fidèle.

Qu’avons-nous encore à dire de Mme de La Tour, l’une des dévotes et des victimes que ces génies de séduction entraînent au passage ? Les belles années pour elle avaient fui ; vinrent celles du retour et du malheur. Elle eut à se séparer de son mari et crut devoir répudier même son nom ; elle se fit appeler Mme de Franqueville. Elle n’avait point d’enfants ; elle vieillit dans la tristesse, et mourut le 6 septembre 1789. retirée au couvent des Religieuses hospitalières à Saint-Mandé. On la retrouve, après la mort de Rousseau, essayant encore de défendre sa mémoire, et brisant pour lui des lances dans les journaux du temps. À la façon dont elle prend à partie tous ceux qui l’attaquent, on voit qu’elle a à cœur de prouver jusqu’à la fin « qu’on est toujours de la religion de ce qu’on aime. » Mais le trait principal qui la distingue, et qui marque sa destinée, c’est d’avoir voulu être une Julie réelle, et, malgré ses titres, de n’avoir pu être agréée. Elle justifie ce qu’a remarqué si bien Byron : l’amour de Rousseau n’était pour aucune femme vivante, ni pour une de ces beautés d’autrefois, que ressuscitent les rêves du poëte. Son amour était celui de l’idéale beauté, du fantôme auquel lui-même prêtait vie et flamme : c’était ce fantôme seul, tiré de son sein, et formé d’un ardent nuage, qu’il aimait, qu’il embrassait sans cesse, à qui il donnait chaque matin ses baisers de feu, sur qui il plaçait, en les rassemblant, ses rares souvenirs de bonheur ; et quand il se présenta une femme réelle qui eut l’orgueil de lui montrer l’objet terrestre de son idéal et de lui dire : Je suis Julie, il ne daigna point la reconnaître ; il lui en voulut presque d’avoir espéré se substituer à l’objet du divin songe.