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CAUSERIES DU LUNDI.

ces accidents singuliers, non pas comme la cause, mais comme le symptôme d’autres événements avec lesquels il les suppose liés d’une manière mystérieuse. De même, il est tenté d’attribuer à une certaine force infuse dans la nature, à une sorte d’ivresse divine qui la possède par moments, les irrégularités, les productions bizarres, les merveilles capricieuses qu’il ne saurait rapporter à des lois. Ce sont là des préjugés et des erreurs ; ce sont surtout des explications vagues. Mais dès l’abord, ce me semble, on ne laisse pas de reconnaître en Pline un homme éclairé de son temps, un de ceux avec lesquels un homme éclairé du nôtre pourrait entrer en commerce immédiat et s’entendre, profiter et mettre du sien sans être choqué en rien d’essentiel et sans choquer à son tour ; avec qui, en un mot, on causerait de plain-pied comme avec un de ses pairs. Les explications que Pline n’avait pas, on les lui donnerait, et on ne trouverait en lui aucun obstacle d’un autre ordre, aucune résistance mystique ou théologique ; il admettrait sur preuve la rondeur de la terre, les antipodes, et le reste. J’insiste sur ce point, parce qu’en le comparant avec un célèbre encyclopédiste du moyen-âge, Vincent de Beauvais, M. Littré ne me paraît pas avoir assez dégagé peut-être la nature de l’esprit de Pline, esprit qui est tout voisin du nôtre, qui est à bien des égards notre contemporain, tandis que celui du bon chapelain de saint Louis aurait fort à faire pour le devenir[1].

Pline a le culte et l’enthousiasme de la science, une admiration reconnaissante pour les inventeurs illustres, le sentiment du progrès indéfini des connaissances hu-

  1. Des personnes très-compétentes m’assurent que, tout en rendant justice à Pline, je n’accorde pas assez à Vincent de Beauvais qu’en effet je connais trop peu, et je mets ici cette critique qu’on m’adresse, à titre de réparation.