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CHATEAUBRIAND.

Que voulait-il ? Que voulait Coriolan ? se venger avant tout, montrer qu’il était nécessaire, qu’il était redoutable, et qu’on s’était fait bien du mal à soi-même en croyant pouvoir se passer de lui. Ce fut cette pensée de vengeance qui tout d’un coup le ramena à l’indifférence radicale sur les choses et sur les personnes, et qui dissipa, comme par enchantement, l’ivresse de son royalisme factice. En doutez-vous ? ouvrez la Préface de la Monarchie selon la Charte dans l’édition de 1827 ; il y disait, laissant échapper le ressentiment dont il était plein :


« En me frappant, on n’a frappé qu’un dévoué serviteur du roi, et l’ingratitude est à l’aise avec la fidélité ; toutefois, il peut y avoir tels hommes moins soumis et telles circonstances dont il ne serait pas bon d’abuser : l’histoire le prouve. Je ne suis ni le prince Eugène, ni Voltaire, ni Mirabeau ; et, quand je posséderais leur puissance, j’aurais horreur de les imiter dans leur ressentiment. Mais… »


Et c’est précisément ce qu’il faisait ; il se vengeait, non comme un homme d’État, mais comme un homme de talent blessé, et il forçait ses adversaires à se repentir. Il se plaisait à dire de la Restauration, comme Pascal de l’homme : Je l’élève, je l’abaisse, jusqu’à ce qu’elle comprenne… qu’elle ne pouvait se passer de moi. Lui qui affectait le christianisme, il sentait bien qu’il n’y avait rien de parfaitement chrétien dans tout cela :


« Il serait mieux d’être plus humble, plus prosterné, plus chrétien. Malheureusement nous sommes sujet à faillir : nous n’avons point la perfection évangélique. Si un homme nous donnait un soufflet, nous ne tendrions pas l’autre joue ; cet homme, s’il était sujet, nous aurions sa vie ou il aurait la nôtre ; s’il était roi !… »


Il s’arrêtait. Achevons pour lui la phrase : S’il était roi, nous n’aurions de repos que nous n’eussions mis à bas son trône ; — et il fit tout ce qu’il fallait en effet pour consommer sa pensée.