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CAUSERIES DU LUNDI.

qu’avec les écrivains il faut faire toujours la part de la phrase. J’ai entendu raconter à l’une des personnes qui étaient alors dans la rédaction du Conservateur que, primitivement, la phrase de M. de Chateaubriand était ainsi conçue : « Les pieds lui ont glissée dans le sang, et il a été entraîné par le torrent de nos pleurs. » Ce n’était là qu’une très-mauvaise phrase ; on hésitait à l’en avertir. Enfin, l’un des membres du comité de rédaction, et qui, n’étant pas homme de Lettres, semblait moins suspect comme critique, proposa à M. de Chateaubriand de supprimer la dernière partie de la phrase, en lui montrant qu’elle ferait ainsi plus d’effet. L’auteur y consentit, et l’on eut, au lieu d’une métaphore ridicule, une insulte de plus, une allusion sanglante.

Arrivé au ministère où MM. de Villèle et Corbière, jusqu’alors unanimes avec lui, l’avaient précédé, M. de Chateaubriand, durant ces dix-sept mois de pouvoir, inspira et mena à bonne fin un acte dont il ne faut exagérer ni diminuer l’importance. La guerre d’Espagne, si on daigne l’envisager dans le cadre et dans les conditions particulières de la Restauration, ne fut certainement pas une entreprise méprisable, et, sans les fautes qui se sont accumulées depuis, la monarchie en aurait ressenti les bons effets. Persuadé que le Génie militaire n’est autre que le Génie de la France, et se flattant d’avoir réconcilié avec lui la Restauration, M. de Chateaubriand considéra cette guerre d’Espagne comme le plus grand service qu’il put rendre à la monarchie. Elle lui fit l’effet d’être dans sa carrière politique ce que le Génie du Christianisme avait été dans sa carrière littéraire ; il l’appelait aussi son René en politique, c’est-à-dire son chef-d’œuvre. Bref, il y mit une vanité d’auteur, et une vanité telle qu’il fut choqué de n’en pas être complimenté à la Cour avant tous les autres, soit mi-