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CHATEAUBRIAND.


Mais non, tout ceci est puéril. Un homme politique véritable aurait pu entrer dans la carrière par une brochure violente et incendiaire ; mais il l’eût laissée de côté en avançant, et se serait bien gardé de chercher à réveiller et à raccommoder ce qui n’est pas conciliable ni compatible. Chez M. de Chateaubriand, l’homme de Lettres, remarquez-le bien, tient prodigieusement à cette détestable brochure : « Louis XVIII déclara, je l’ai déjà plusieurs fois mentionné, que ma brochure lui avait plus profité qu’une armée de cent mille hommes ; il aurait pu ajouter qu’elle avait été pour lui un certificat de vie. » Car on ne savait plus seulement qu’il existât. Et il continue modestement : « Je contribuai à lui donner une seconde fois la couronne par l’heureuse issue de la guerre d’Espagne. » S’il était de bon goût à Louis XVIII de dire de cette brochure qu’elle lui avait valu une armée, il l’est bien peu à l’auteur de n’être pas satisfait de cet éloge hyperbolique et de vouloir surenchérir encore. Mais telle est la nature littéraire quand on ne lui impose aucun frein, et c’est cette nature littéraire, toujours renaissante et si vite excitée, qui compromet à tout moment chez M. de Chateaubriand l’homme politique.

L’homme politique, l’homme d’État supérieur est patient : il ne met pas du premier jour le marché à la main à la fortune : il attend, il se plie, il sait être le second et même le troisième avant d’arriver à être le premier. Pourvu qu’il ait son jour et qu’il en vienne à posséder enfin la réalité des choses, que lui importent quelques vanités et quelques apparences d’un instant ? M. de Chateaubriand, dès 1814, est impatient, et il s’étonne, il se pique que tout d’abord on ne vienne pas à lui comme à l’homme nécessaire : « J’avais été mis si fort à l’écart, dit-il, que je songeais à me retirer en Suisse. » Et il