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CAUSERIES DU LUNDI.

chement, Malesherbes ne pouvait croire que les Cacouacs, malgré leur vogue d’un jour, eussent tant de vertu que de guérir radicalement le public et de tuer net l’Encyclopédie. « La preuve de l’effet qu’a fait cette brochure, ajoutait-il avec insistance, est dans la douleur des auteurs offensés, de la part de qui j’ai reçu dix fois plus de plaintes que je n’en ai reçu contre eux des gens de bien. » Les gens de bien, c’est-à-dire les gens du bord de la reine et du Dauphin ; et, en effet, ils s’intitulaient eux-mêmes de la sorte ; mais j’ai regret, ici, je l’avoue, de voir Malesherbes essayer de leur donner le change, en leur accordant ce nom qui n’avait pas tout à fait pour lui le même sens.

Vous croyez peut-être que les Encyclopédistes étaient satisfaits et reconnaissants ? Vous êtes loin de compte. Grimm, après coup, a rendu justice aux bons offices de Malesherbes ; mais d’Alembert, dans le moment, se plaignait à lui avec une sécheresse et une aigreur des plus vives d’être sacrifié à Fréron. Voici une de ces lettres de d’Alembert qui, voulant toute liberté et toute licence pour lui, n’en souffrait aucune chez les autres (23 janvier 1758) :


« Monsieur,

« Mes amis (les amis servent toujours à merveille en ces occasions-là) me forcent à rompre le silence que j’étais résolu de garder sur la dernière feuille de Fréron. L’auteur des Cacouacs, en attaquant l’Encyclopédie en général et quelques-uns des auteurs en particulier, avait jugé à propos de ne rien dire nommément contre moi ; il a plu à Fréron de ne pas suivre cet exemple. Dans un endroit des Cacouacs, il est parlé de la géométrie : Fréron, en rapportant cet endroit, a ajouté une note dans laquelle il cite un de mes ouvrages, pour faire connaître que l’auteur a voulu me désigner en cet endroit, quoique la phrase qu’il rapporte ne se trouve dans aucun de mes ouvrages. Mes amis m’ont représenté, Monsieur, que les accusations de l’auteur des Cacouacs étaient trop graves