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M. DE MALESHERBES

saire, et il s’intéresse vivement à tout ce qui est bon. En un mot, j’ai beaucoup voyagé et je n’ai jamais rapporté un sentiment aussi profond. Si je fais quelque chose de bien dans tout le temps qui me reste à vivre, je suis sûr que le souvenir de M. de Malesherbes animera mon âme. »


C’était là, ce semble, une haute destinée d’homme de bien déjà toute remplie et toute consommée ; mais, pour l’enseignement de l’humanité et pour sa propre gloire, il fallait que M. de Malesherbes obtînt plus encore. L’occasion, qui nous révèle tout entier aux autres et à nous-même, l’alla chercher dans la tempête civile et le trouva tout préparé ; il vit celui qu’il avait appelé son maître, seul, sans défense, dans un cachot, et il s’avança en lui tendant les bras. Il y avait pensé à l’avance. Voyageant en Suisse dans l’été de l’année 1792, à l’époque, je crois, du 20 juin, il entra un matin à Lausanne chez une de ses parentes (la marquise Daguesseau) qui s’y trouvait alors et qu’il visitait tous les jours : « Je pars pour Paris, » dit-il. — « Et pourquoi ? » — « Les choses deviennent plus graves ; je vais à mon poste ; le roi pourrait avoir besoin de moi. » J’ai voulu citer ce mot pour montrer qu’il y eut préméditation ou du moins prévision dans son dévouement. M. de Malesherbes revint ; on sait le reste. Défenseur de Louis XVI, qu’il suivit bientôt à son tour avec tous les siens sur l’échafaud, M. de Malesherbes a donné l’un des plus grands exemples de bonté et de grandeur morale : de telles victimes sont encore plus faites pour relever la nature humaine que leurs bourreaux pour la dégrader.

Forcé de choisir entre tant de points de vue que présente la vie de M. de Malesherbes, j’en prendrai un sur lequel il m’a été donné de recueillir des renseignements précieux et confidentiels : je veux parler de son administration comme Directeur de la librairie durant treize