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CAUSERIES DU LUNDI.

langue, il était allé, à cet égard, se perfectionnant lui-même. Bien différent de l’historien moraliste Lemontey, avec qui il n’était pas sans quelque rapport, mais qui resta toujours académique dans le mauvais sens et précieux, son propre style, à lui, s’était simplifié ; les derniers écrits sortis de sa plume sont aussi ce qu’il a produit de mieux et de plus parfait : il était arrivé à l’excellent. On peut dire de M. Bazin qu’il s’était fait le contemporain du xviie siècle. Il avait le goût et un peu la prétention de ne lire et de ne pratiquer que les gens de ce temps-là. Il savait sur leur compte mille particularités précises, recueillies et notées au passage dans ses tournées d’historien. Il possédait les bonnes éditions, et ne manquait pas d’y surprendre les bévues que n’avaient pas su éviter les meilleurs éditeurs : il en régalait de rares et doctes amis à la rencontre. Sa conversation littéraire, surtout vers la fin, disent ceux qui en ont joui, était pleine d’intérêt, d’instruction positive, et même de charme quand il se sentait goûté. Le soin de la réputation l’occupait peu ; il n’aurait point fait un pas pour la rechercher. En général, il n’aurait pas voulu solliciter les choses, mais qu’elles le vinssent trouver d’elles-mêmes, et encore, quand même elles le prévenaient, elles n’étaient pas sûres de le trouver d’humeur à les bien accueillir toujours. Il était comme retenu sans cesse par la peur d’être dupe ou ridicule. Lui, si heureux à première vue, si bien doué, ce semble, par la nature, si bien doté de plus par la fortune, il se tenait sur la défensive avec la société, comme s’il eût craint d’être abordé de trop près. Cette disposition caractéristique à part, et quand il parvenait à triompher des travers où elle le jetait souvent, c’était un esprit judicieux, étendu, supérieur, ferme surtout et fin, un homme jugeant les hommes. Le Nil admirari d’Horace était sa devise. Il