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BARNAVE.

Ce noble sentiment de dévouement et de foi à sa cause ne l’abandonna jamais, même au milieu des dégoûts et des ingratitudes ; il en a consacré l’expression dans une page généreuse qui résume tout son examen final de conscience en politique :


« (1792). Quel espace immense franchi dans ces trois années, et sans que nous puissions nous flatter d’être arrivés au terme !

« Nous avons remué la terre bien profond, nous avons trouvé un sol fécond et nouveau ; mais combien en est-il sorti d’exhalaisons corrompues ! Combien d’esprit dans les individus, combien de courage dans la masse ; mais combien peu de caractère réel, de force calme, et surtout de véritable vertu !

« Arrivé sur mes foyers, je me demande s’il n’eût pas autant valu ne jamais les quitter ; et j’ai besoin d’un peu de réflexion pour répondre, tant la situation où nous a placés cette nouvelle Assemblée abat le courage et l’énergie.

« Cependant, pour peu qu’on réfléchisse, on se convainc que, quoi qu’il arrive, nous ne pouvons pas cesser d’être libres, et que les principaux abus que nous avons détruits ne reparaîtront jamais. Combien faudrait-il essuyer de malheurs pour faire oublier de tels avantages ! »


Ceci devait être écrit dans les premiers temps de son retour à Grenoble. La captivité changea peu à ces dispositions. Détenu durant plus d’une année en Danphiné, les nombreux écrits par lesquels il remplissait les longues heures de réflexion et de solitude sont empreints du même caractère : maturité, sagesse, élévation, aucun sentiment irrité ni haineux, rien de personnel. Je ne dirai pas que toutes les idées m’en paraissent également nettes, dégagées et venues à terme ; il en est qui ne sont évidemment qu’à l’état d’essais. Il entre beaucoup de hasard dans ses vues littéraires, et encore plus dans ses aperçus physiologiques ; il y a beaucoup de tâtonnements, même dans ses considérations politiques, lorsqu’il sort de ce qu’il sait le mieux, et qu’étendant son