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CAUSERIES DU LUNDI.

heureux et naturels ; mais, de plus, il aime, il affecte les excentricités et se plaît trop à les décrire. Chez l’un comme chez l’autre, il faut faire bon marché de la nature saine : ils opèrent volontiers sur le gâté ou le factice. Eugène Sue ne sait pas autant écrire que Balzac, ni aussi bien, ni même aussi mal, et aussi subtilement dans le mal. Enfin il a eu le tort de ne pas se livrer uniquement aux instincts de sa nature propre, et de consulter les systèmes du jour, de les professer dans ses derniers romans, ce que M. de Balzac n’a jamais fait. Au moins lui, il n’a obéi qu’à ses instincts, à ses inspirations favorites, et s’y est livré de plus en plus en artiste qui ne transige pas. En fait de torrent, M. de Balzac n’a jamais suivi que le sien.

Quant à M. Dumas, tout le monde sait sa verve prodigieuse, son entrain facile, son bonheur de mise en scène, son dialogue spirituel et toujours en mouvement, ce récit léger qui court sans cesse et qui sait enlever l’obstacle et l’espace sans jamais faiblir. Il couvre d’immenses toiles sans fatiguer jamais ni son pinceau ni son lecteur. Il est amusant. Il embrasse, mais n’étreint pas comme M. de Balzac.

Des trois derniers, M. de Balzac est celui qui étreint et qui creuse le plus.

La Révolution de Février avait porté un coup sensible à M. de Balzac. Tout l’édifice de la civilisation raffinée, telle qu’il l’avait rêvée toujours, semblait s’écrouler ; l’Europe un moment, son Europe à lui, allait lui manquer comme la France. Cependant il se relevait déjà, et méditait de peindre à bout portant cette société nouvelle sous la quatrième forme dans laquelle elle se présentait à lui. Je pourrais tracer ici l’esquisse de son futur roman, son dernier roman en projet, dont il ne parlait qu’avec flamme. Mais à quoi bon un songe de plus ? Il