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M. DE BALZAC.

des Vosges, mal vêtue, mal mise, rude, un peu envieuse, mais non pas méchante ni scélérate, soit la même qui se transforme à un certain moment en personne du monde presque belle, et de plus si perverse et si infernale, un vrai Iago ou un Richard III femelle ! Cela ne se passe point ainsi dans la vie ; cette fille est de la race des Ferragus et des Treize. Notre société gâtée et vicieuse ne comporte point de ces haines atroces et de ces vengeances. Nos péchés certes ne sont pas mignons, nos crimes pourtant sont moins gros. Mais d’autres caractères du roman sont vrais, profondément vrais, et avant tout le baron Hulot, avec cet amour effréné des femmes qui mène de degré en degré l’honnête homme au déshonneur et le vieillard à l’avilissement ; et Crevel, excellent de tout point, de ton, de geste, de plaisanterie, le vice bourgeois dans toute sa tenue et son importance. Car ici, notons-le bien, nous n’avons plus affaire seulement aux travers, aux ridicules, ni même aux folies humaines, c’est le vice qui est le ressort, c’est la dépravation sociale qui fait la matière du roman. L’auteur y plonge ; à voir sa verve, on dirait même par endroits qu’il s’y joue. Quelques scènes élevées, pathétiques, arrachent une larme ; mais les scènes atroces dominent ; la sève de l’impur déborde ; ces infâmes Marneffe infectent tout. Ce remarquable roman, étudié à part, prêterait à des réflexions qui n’atteindraient pas M. de Balzac lui seul, mais nous tous, enfants plus ou moins mystérieux ou avoués d’une littérature sensuelle. Les uns, fils de René, ont caché et comme ennuagé leur sensualisme sous le mysticisme ; les autres l’ont franchement démasqué.

M. de Balzac a souvent pensé à Walter Scott, et le génie du grand romancier écossais l’a vivement excité, dit-il. Mais, au milieu de cette œuvre immense de l’ai-