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CAUSERIES DU LUNDI.

délicat de démontrer aux gens comme quoi l’on est ou l’on n’est pas impuissant, passons.

Un Aristarque vrai, sincère, intelligent, s’il avait pu le supporter, lui eut été pourtant bien utile ; car cette riche et luxueuse nature se prodiguait et ne se gouvernait pas. Il y a trois choses à considérer dans un roman : les caractères, l’action, le style. Les caractères, M. de Balzac excelle à les poser ; il les fait vivre, il les creuse d’une façon indélébile. Il y a du grossissement, il y a de la minutie, qu’importe ? ils ont en eux de quoi subsister. On fait avec lui de fines, de gracieuses, de coquettes et aussi de très-joyeuses connaissances, on en fait à d’autres jours de très-vilaines ; mais, une fois faites, ni les unes ni les autres, on est bien sûr de ne les oublier jamais. Il ne se contente pas de bien tracer ses personnages, il les nomme d’une façon heureuse, singulière, et qui les fixe pour toujours dans la mémoire. Il attachait la plus grande importance à cette façon de baptiser son monde ; il attribuait, d’après Sterne, aux noms propres une certaine puissance occulte en harmonie ou en ironie avec les caractères. Les Marneffe, les Bixiou, les Birotteau, les Crevel, etc., sont ainsi nommés chez lui en vertu de je ne sais quelle onomatopée confuse qui fait que l’homme et le nom se ressemblent. Après les caractères vient l’action : elle faiblit souvent chez M. de Balzac, elle dévie, elle s’exagère. Il y réussit moins que dans la formation des personnages. Quant au style, il l’a fin, subtil, courant, pittoresque, sans analogie aucune avec la tradition. Je me suis demandé quelquefois l’effet que produirait un livre de M. de Balzac sur un honnête esprit, nourri jusqu’alors de la bonne prose française ordinaire dans toute sa frugalité, sur un esprit comme il n’y en a plus, formé à la lecture de Nicole, de Bourdaloue, à ce style simple, sérieux et scru-