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M. DE BALZAC.

norent M. de Balzac, on y saisit à nu le côté moderne, et la singulière inadvertance par laquelle il dérogeait et attentait aussitôt à cette beauté même qu’il prétendait poursuivre. Non, Homère ni Phidias n’ont pas vécu ainsi en concubinage avec la Muse ; ils l’ont toujours accueillie et connue chaste et sévère.

« Le beau en tout est toujours sévère, » a dit M. de Bonald. Quelques paroles de cette autorité me sont nécessaires ; elles sont comme les colonnes immuables et sacrées que je tiens seulement à montrer du doigt dans le lointain, pour que notre admiration même et notre hommage de regret envers un homme d’un merveilleux talent n’aillent pas se jouer au delà des bornes permises.

M. de Balzac parle encore quelque part de ces artistes qui ont « un succès fou, un succès à écraser les gens qui n’ont pas des épaules et des reins pour le porter ; ce qui, par parenthèse dit-il, arrive souvent. » En effet, il est pour l’artiste une épreuve plus redoutable encore que la grande bataille qu’il doit tôt ou tard livrer, c’est le lendemain de la victoire. Pour soutenir cette victoire, pour porter cette vogue, n’en être ni effrayé ni découragé, ne pas défaillir et ne pas abdiquer sous le coup comme fit Léopold Robert, il faut avoir une force réelle, et se sentir arrivé seulement à son niveau. M. de Balzac avait ce genre de force, et il l’a prouvé.

Quand on lui parlait de la gloire, il en acceptait le mot et mieux que l’augure ; il en parlait lui-même quelquefois agréablement : « La gloire, disait-il un jour, à qui en parlez-vous ? je l’ai connue, je l’ai vue. Je voyageais en Russie avec quelques amis. La nuit vient, nous allons demander l’hospitalité à un château. À notre arrivée, la châtelaine et ses dames de compagnie s’empressent ; une de ces dernières quitte, dès le premier