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M. DE BALZAC.

époques de physionomie si diverse qui constituent le siècle arrivé à son milieu, M. de Balzac les a connues et les a vécues toutes les trois, et son œuvre en est jusqu’à un certain point le miroir. Qui mieux que lui, par exemple, a peint les vieux et les belles de l’Empire ? Qui surtout a plus délicieusement touché les duchesses et les vicomtesses de la fin de la Restauration, ces femmes de trente ans, et qui, déjà venues, attendaient leur peintre avec une anxiété vague, tellement que, quand lui et elles se sont rencontrés, ç’a été comme un mouvement électrique de reconnaissance ? Qui, enfin, a mieux pris sur le fait et rendu dans sa plénitude le genre bourgeois, triomphant sous la dynastie de Juillet, le genre désormais immortel et déjà éclipsé, hélas ! des Birotteau d’alors et des Crevel ?

Voilà donc un champ immense, et il faut dire que M. de Balzac se l’est proposé de bonne heure dans toute son étendue, qu’il l’a parcouru et fouillé en tous sens, et qu’il le trouvait encore trop étroit au gré de sa vaillance et de son ardeur. Non content d’observer et de deviner, il inventait et rêvait bien souvent. Quoi qu’il en soit de son rêve, ce fut d’abord par ses observations de finesse et de grâce qu’il gagna le cœur de cette société aristocratique à laquelle il avait toujours aspiré. La Femme de trente ans, la Femme abandonnée, la Grenadière, furent les premières troupes d’élite qu’il introduisit dans la place, et il fut maître aussitôt de la citadelle. La femme de trente ans n’est pas une création tout à fait imprévue. Depuis qu’il existe une société civilisée, la femme de cet âge y a tenu une grande place, la première peut-être. Dans ce xviiie siècle qui avait eu le temps de tout raffiner, il se donna à la Cour, au mardi-gras de 1763, un bal qu’on appela le Bal des mères ; la jeunesse, à proprement parler, fut spectatrice, et il n’y eut que les