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CAUSERIES DU LUNDI.

sont bêtes, et je n’ai qu’une chatte pour toute société), trois nièces qui demandent à être mariées à cor et à cri, et dont il est, comme il dit, le maquignon. Sous cet air d’en rire, il les marie très-paternellement. Cependant le pauvre abbé vieillit et plus vite qu’un autre, comme si chez lui, avec cette vivacité de feu, tout était dans une mesure plus rapide, comme si l’étoffe plus mince devait être plus vite dévorée. Il perd ses dents ; il ne peut plus manger, lui friand ; mais surtout, ô malheur ! il ne peut plus parler, il balbutie : « Or, imaginez ce que c’est que le petit abbé muet ! »

Par une contradiction qui n’est pas rare, cet épicurien, qui ne veut d’aucun des ressorts généreux en eux-mêmes et qui les décompose, a pour son propre compte l’âme noble, élevée, et toute la fierté de l’honnête homme. Les ministres changent, se succèdent : sa fortune, bonne assurément, mais non pas au niveau de ses talents, s’arrête au même point. Que lui importe que son ami Sambucca devienne ministre à la place de Tanucci ? « Un ministre ne s’attache qu’aux gens qui se dévouent, et moi je ne puis point me dévouer ; je ne saurais pas même me donner au Diable. Je suis à moi ! »

De même, cet homme qui fait l’insensible éprouve toutes les inquiétudes de l’amitié ; il en ressent les douleurs cruelles dans les pertes qu’il fait. Il est vrai que le nombre de ses vrais amis, de ceux auxquels il tient réellement et par les fibres secrètes, se réduit fort avec les années. Apprenant par Mme  d’Épinay la mort d’un de ses amis de Paris, le marquis de Croismare, il s’étonne de n’en pas être aussi affecté qu’il aurait cru : « Ce phénomène m’a étonné, a pensé me faire horreur à moi-même, dit-il, et j’ai voulu en approfondir la cause. Ce n’est pas l’absence ; ce n’est pas que mon cœur ait changé ou qu’il se soit endurci : c’est qu’on n’a d’attachement à la vie