Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/446

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
436
CAUSERIES DU LUNDI.

fonne, et où la pensée se doublait du calembour, qu’il y avait trois sortes de raisonnements ou résonnements : 1° raisonnements de cruches ; c’était, à ce qu’il croyait, les plus ordinaires, ceux du commun des hommes ; 2" raisonnements ou résonnements de cloches ; c’étaient ceux de bien des poètes et orateurs, de gens de haut talent, mais qui s’en tenaient trop, selon lui, aux apparences, aux formes majestueuses et retentissantes de l’illusion humaine. Il osait ranger dans cette classe de raisonnements ceux de Bossuet et de Jean-Jacques Rousseau. 3° Enfin, il y avait, selon lui toujours, les raisonnements d’hommes, ceux des vrais sages, de ceux qui ont cassé la noix (comme l’abbé Galiani), et qui ont trouvé qu’elle ne contient rien. Je pense qu’à ses moments les plus sérieux il aurait défini le sage « celui qui, aux heures de réflexion, se dégage complètement et se dépouille de toutes les impressions relatives, et qui se rend compte de son propre accident, de son propre rien, au sein de l’universalité des choses. »

L’abbé Galiani quitta Paris, pour n’y plus revenir, dans l’été de 1769, et c’est à cette date que commence sa Correspondance avec Mme  d’Épinay ; c’est par elle dès lors qu’il se rattache presque uniquement à ses amis de Paris, et il aura l’occasion de lui répéter bien souvent : « Je suis perdu si vous me manquez. » Ce petit Machiavel, qui faisait l’insensible, qui se vantait de n’avoir pleuré de sa vie, et d’avoir vu d’un œil sec s’en aller père, mère, sœurs, tous les siens (il se calomniait lui-même), pleurait et sanglotait en quittant Paris, en quittant « cette nation aimable, disait-il, et qui m’a tant aimé. » Il fallut l’en arracher, sans quoi il n’eût pas eu la force de partir. Toute sa Correspondance n’est qu’un long regret. Cette Naples, qui a tant d’attraits pour qui l’a vue une fois, et où l’on voudrait mourir, ne lui parait qu’un exil. « La