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CAUSERIES DU LUNDI.

de plus, » il le croyait jugé et retranché de la sphère des hommes d’État. « Il est bon à faire des mémoires, des journaux, des dictionnaires, ajoutait-il, à occuper les libraires et les imprimeurs, à amuser les oisifs ; mais il ne vaut rien pour gouverner. » Un homme d’État, selon lui, ne devait pas seulement connaître à fond les matières spéciales, mais aussi connaître la matière par excellence sur laquelle il a à opérer, c’est-à-dire le cœur humain. « Vous êtes un délicat anatomiste de l’homme, » dit le Marquis des Dialogues au Chevalier. Celui-ci répond : « C’est ce qu’il faut être lorsqu’on veut parler des hommes. Il faut les avoir bien étudiés pour se mêler de les gouverner. » Il déniait cette connaissance et cet art à M. Turgot lui-même, à plus forte raison aux hommes de la secte. Galiani n’avait pas attendu l’éveil et le coup de tocsin de la Révolution française pour se méfier des hommes d’État optimistes et rationalistes, de ces honnêtes gens comme on en a vu sous Louis XVI et depuis, qui oublient trop les vraies, les réelles et toujours périlleuses conditions de toute société politique : « Croyez-moi, disait-il, ne craignez pas les fripons, ni les méchants, tôt ou tard ils se démasquent : craignez l’honnête homme trompé ; il est de bonne foi avec lui-même ; il veut le bien, et tout le monde s’y fie ; mais malheureusement il se trompe sur les moyens de le procurer aux hommes. » Les amis de Galiani, et l’abbé lui-même, avaient coutume de dire de son livre sur les blés : « C’est moins un livre sur le Commerce des blés qu’un ouvrage sur la science du Gouvernement : il faut savoir y lire le blanc et l’entre-deux des lignes. » Le Gouvernement chargea l’abbé Morellet de répondre à Galiani, et cet autre abbé, aussi grand de taille que l’autre était petit, aussi didactique et pesant de plume que l’autre était léger, fit cette réponse de manière à n’être pas lu. Il n’est