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CAUSERIES DU LUNDI.

hommes divers, pétris ensemble, et qui cependant ne tiennent pas tout à fait la place d’un seul. »

Lu aujourd’hui, l’abbé Galiani perd beaucoup ; il fallait l’entendre. Il ne débitait pas ses contes, il les jouait. Il y avait du mime en lui. À propos de chaque chose sérieuse, en politique, en morale, en religion, il avait quelque apologue, quelque bon conte à faire, un conte gai, fou, imprévu, qui vous faisait rire à chaudes larmes, comme il disait, et qui recélait souvent une moralité profonde. Il en faisait une petite pièce, une parade en action, s’agitant, se démenant, dialoguant chaque scène avec la gentillesse la plus naïve, faisant accepter les libertés et les indécences, même de Mme Necker, même de Mme Geoffrin. Il s’est peint lui-même à ravir dans une lettre de Naples adressée à cette dernière. En l’écrivant, il se revoit en idée et il se montre à nous chez Mme Geoffrin, comme il y était par le passé : « Me voilà donc tel que toujours, l’abbé, le petit abbé, votre petite chose. Je suis assis sur le bon fauteuil, remuant des pieds et des mains comme un énergumène, ma perruque de travers, parlant beaucoup, et disant des choses qu’on trouvait sublimes et qu’on m’attribuait. Ah ! Madame, quelle erreur ! Ce n’était pas moi qui disais tant de belles choses : vos fauteuils sont des trépieds d’Apollon, et j’étais la Sibylle. Soyez sûre que, sur les chaises de paille napolitaine, je ne dis que des bêtises. » Non, il ne disait pas de bêtises ; mais, à Naples, le genre de talent qu’il avait au plus haut degré était plus commun ; on y remarquait moins le jeu, l’action, chose plus habituelle, et on ne savait pas y discerner tout ce que Galiani mettait là-dessous d’excellent et d’unique. Cette pétulance gesticulante qui paraissait d’abord si curieuse à Paris, et qui le distinguait aussitôt, était vulgaire dans la rue de Tolède et aux environs,