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CAUSERIES DU LUNDI.

Voilà bien Jeanne dans toute sa beauté et sa grâce militaire, parlant d’une voix de femme, mais avec le ton du commandement, soit qu’elle s’adressât à ses pages, soit qu’elle donnât ses ordres aux prêtres et gens d’Église.

On ne saurait douter qu’elle n’ait eu, au lendemain du siège d’Orléans, un moment d’exaltation et d’ivresse Dans la plénitude de sa mission, elle fut tentée de se dire comme tous les voyants : Moi, c’est Dieu, c’est la voix de Dieu ! Elle écrit aux villes d’ouvrir leurs portes à la Pucelle, sur le ton d’un chef de guerre et d’un envoyé d’en haut ; elle fait des sommations au duc de Bedford, au duc de Bourgogne, « de par le Roi du ciel, mon droiturier et souverain Seigneur, » comme elle l’appelle. Elle-même, quand on lui présenta plus tard ses lettres dans la prison, elle eut peine dans son sang-froid à les reconnaître ; elle les avait bien dictées pourtant de la sorte. Elle écrivait aux Hussites de Bohême pour les faire rentrer dans le devoir : « Moi, la Pucelle Jeanne, pour vous dire vraiment la vérité, je vous aurais depuis longtemps visités avec mon bras vengeur, si la guerre avec les Anglais ne m’avait toujours retenue ici. Mais si je n’apprends bientôt votre amendement, votre rentrée au sein de l’Église, je laisserai peut-être les Anglais et me tournerai contre vous pour extirper l’affreuse superstition… » Le clerc qui lui servait de secrétaire avait pu lui arranger ses phrases, mais ce devait être assez sa pensée. Le comte d’Armagnac lui écrivait, des confins de l’Espagne, pour lui demander lequel des trois papes d’alors (il y en avait trois pour le moment) était le vrai et le légitime. Elle lui répondait qu’elle était trop empêchée au fait de la guerre pour le satisfaire sur l’heure. « Mais quand vous saurez que je serai à Paris, envoyez un message par devers moi, et je vous ferai savoir tout