Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/417

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
407
JEANNE D’ARC.

couronnes et des gâteaux, et faire des danses. Jeanne y allait avec elles et ne dansait pas. Elle dut s’y asseoir souvent seule, nourrissant sa secrète pensée. Mais, du jour où l’ennemi apporta dans la vallée le meurtre et le ravage, son inspiration alla s’éclaircissant et se réalisant de plus en plus. Son idée fixe se projetait hors d’elle comme une prière ardente et lui revenait en écho : c’était la voix désormais qui lui parlait comme celle d’un être supérieur, d’un être distinct d’elle-même, et que, dans sa simplicité et sa modestie, elle adorait. Ce qui est touchant et vraiment sublime, c’est que l’inspiration première de cette humble enfant, la source de son illusion si peu mensongère, ce fut l’immense pitié qu’elle ressentait pour cette terre de France et pour ce Dauphin persécuté qui en était l’image. Nourrie dans les idées du temps, elle s’était peu à peu accoutumée à entendre ses voix et à les distinguer comme celles des anges de Dieu et des saintes qui lui étaient les plus connues et les plus chères. Ces anges familiers, c’étaient saints Michel et Gabriel ; ces saintes conseillères, c’étaient saintes Catherine et Marguerite. Interrogée dans son procès sur la doctrine que lui enseignait saint Michel, son principal patron et guide, elle répondait que l’ange, pour l’exciter, lui racontait « la calamité et pitié qui était au royaume de France. »

La pitié, ce fut là l’inspiration de Jeanne, non pas pitié d’une femme qui pleure et se fond dans les gémissements, mais la pitié magnanime d’une héroïne qui se sent une mission et qui prend le glaive pour secourir.

Il y a, ce me semble, deux Jeanne d’Arc qu’on a trop confondues, et desquelles il est peut-être bien difficile aujourd’hui de restituer la première : la publication de M. Quicherat nous met bien pourtant sur la voie pour la discerner. La première Jeanne n’est pas tout à fait celle