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CAUSERIES DU LUNDI.


De telles paroles dans une autre bouche eussent fait sourire : on savait qu’elles n’étaient que vraies et sincères chez M. de Broglie. Il tient nu pouvoir presque aussi peu qu’à la popularité. Ce double dédain est rare et lui semble facile ; c’est ici qu’on pourrait trouver que la hauteur de cœur et un reste de hauteur de race se confondent en lui. Quelques mois après, et la tâche accomplie, M. de Broglie semble avoir provoqué lui-même une occasion de retraite. M. Humann, ministre des finances, en présentant son budget à la Chambre en janvier 1836, avait brusquement déclaré, sans avoir consulté ses collègues, que le moment était venu, selon lui, de réduire l’intérêt de la rente. Il s’ensuivit des explications, des interpellations incessantes adressées au ministère. M. de Broglie, poussé à bout, lâcha son fameux mot : «On nous demande s’il est dans l’intention du Gouvernement de proposer la mesure ? Je réponds : Non. Est-ce clair ? »

M. de Broglie était de l’avis qu’il a depuis donné en temps utile à M. Guizot, lequel en a trop peu profité : « Gouvernez votre ministère et la Chambre, lui écrivait-il de Coppet en 1844, ou laissez-les se tirer d’affaire. Dans l’un comme dans l’autre cas, la chance est bonne, et la meilleure pour vous serait une sortie par la grande porte. » M. de Broglie avait pratiqué à l’avance ce conseil ; il sentait qu’il ne gouvernait plus son ministère ni la Chambre ; il avait fait sa tâche pour le moment, et il sortit par la grande porte : c’est la seule par où il sorte toujours.

Depuis lors M. de Broglie était rentré au sein de ce qu’on pouvait appeler la plus honorable retraite, et il ne reparut qu’à de rares moments dans l’action politique. Un grand malheur qui le frappa en 1838, la mort de Mme  la duchesse de Broglie, augmenta en lui cette disposition sérieuse et réservée, cette faculté de s’abstenir,