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M. DE BROGLIE.

encore), que la morale humaine n’est pas ce que les sages et les nobles esprits se la font dans les spéculations de l’étude et du loisir, au haut du cap Sunium ou dans les jardins de l’Académie. C’est un jour amer dans la vie que celui où l’on est contraint de donner raison au fait sur le droit, à Hobbes sur Platon. Quiconque a eu de près affaire à la vie, soit dans l’ordre public, soit même dans l’ordre privé, a connu ce jour-là.

Une haute ironie règne dans bien des passages des discours que M. de Broglie prononça à cette occasion devant la Chambre des députés. On y retrouve l’homme qui sait si bien se passer de la faveur et qui dédaigne la popularité. Il se plaisait à indiquer que le ministère dont il était chef, que lui-même en particulier, prenait volontiers sur lui tout l’odieux des lois proposées, et que d’autres recueilleraient un jour le fruit plus facile de ces rudes journées de lutte et de labeur. — « On nous fera responsables, on s’attaquera à nous, nous deviendrons le bouc émissaire de la société ; soit. » Il en prenait hautement son parti, et d’un ton demi-railleur, accentué de dédain, il faisait beau jeu à l’avance aux amis douteux ou aux adversaires :


« Pendant ce temps, disait-il, les périls s’éloigneront ; avec le péril, le souvenir du péril passera, car nous vivons dans un temps où les esprits sont bien mobiles et les impressions bien passagères. Les haines et les ressentiments que nous aurons amassés sur nos têtes subsisteront, car les haines sont vivaces et les ressentiments ne s’éteignent point. À mesure que l’ordre se rétablira, le poste que nous occupons deviendra de plus en plus l’objet d’une noble ambition ; les Chambres, dans un temps plus tranquille, verront les changements d’administration comme quelque chose qui compromet moins l’ordre public ; les hommes s’usent vite d’ailleurs. Messieurs, aux luttes que nous soutenons. Savez-vous ce que nous aurons fait ? Nous aurons préparé, hâté l’avènement de nos successeurs. Soit : nous en acceptons l’augure avec joie, nous en embrassons avidement l’espérance. »