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CAUSERIES DU LUNDI.

de complaisance. Le prince de Broglie était bien de cette race d’aimables Français qui s’en allaient à travers les deux mondes semant les saillies, les fleurettes et les idées, — les idées, notez-le, tout autant que le reste. Par exemple, il rencontre dans une petite ville de la Nouvelle-Espagne un M. Prudhomme (le nom est assez singulier pour un Espagnol), qui est à la fois lieutenant de roi et médecin ; de plus, philosophe avancé et très-curieux de lire une histoire de la Révolution des Colonies anglaises et quelques volumes de l’abbé Raynal. Le prince de Broglie ne manque pas, à la première occasion, de lui faire passer les deux ouvrages, « au moyen de quoi j’espère, ajoute-t-il gaiement, que si, de mon vivant, les Colonies espagnoles se révoltent contre leur souverain, je pourrai me vanter d’y avoir contribué. »

Membre de l’Assemblée constituante, il suivit la Révolution assez loin et la servit tant qu’elle resta dans les voies et les limites de la première Constitution. Il est assez piquant qu’à une époque le maréchal de Broglie fût commandant en chef des troupes royales réunies autour de Versailles pour intimider l’Assemblée, tandis que son fils poussait au mouvement dans cette même Assemblée. Celui-ci se refusa toujours à émigrer, même après le 10 août. Il mourut sur l’échafaud, à l’âge de trente-quatre ans. Avant de mourir, il s’était fait amener son jeune fils, le duc de Broglie actuel, âgé seulement de huit ans, et lui avait recommandé, malgré tout, de ne jamais déserter la cause de la liberté.

Le jeune enfant fut élevé par les soins de sa mère (née de Rosen), qui se remaria à M. d’Argenson, si connu sous la Restauration par la netteté et la précision radicale de son libéralisme[1]. Il eut un gouverneur et suivit les

  1. Sur les rapports de M. de Broglie et de M. d’Argenson, on pourrait lire une Notice sur la Vie de Voyer d’Argenson (Paris,