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CAUSERIES DU LUNDI.

nore sur l’étiquette, sans voir qu’il y a souvent infiniment plus d’esprit et de talent dépensé ailleurs. Les auteurs de tragédies et d’odes le lui ont rendu ; Jean-Baptiste Rousseau a passé toutes les bornes quand il a écrit à Brossette. « L’auteur du Diable boiteux ne pouvait mieux faire que de s’associer avec les danseurs de corde ; son génie est dans sa véritable sphère. Gilles et Fagotin auront là un bon maître : Apollon avait un fort mauvais écolier. » Voltaire avait trop d’esprit pour ne pas louer Gil Blas, mais il l’a loué le moins possible, et il a mêlé à son éloge une imputation de plagiat inexacte et tout à fait malveillante. D’après les deux mots qu’il laisse échapper à regret sur Gil Blas, Voltaire ne paraît pas se douter qu’il sera infiniment plus glorieux bientôt d’avoir fait ce roman-là que le poëme de la Henriade.

Le Sage était un philosophe pratique ; de bonne heure il aima mieux suivre son inclination et obéir à ses goûts que de se contraindre. Homme de génie, mais indépendant de caractère, il sut, pour être plus libre, renoncer à une part de cette considération qu’il lui eût été si facile de se concilier. « On ne vaut dans ce monde que ce qu’on veut valoir, » a dit La Bruyère. Le Sage le savait ; mais, pour paraître à tous ce qu’il était, il ne consentit jamais à se poser à leurs yeux lui-même. Il avait trop de mépris pour tout ce qu’on cherche à se faire accroire dans le monde les uns aux autres. Dans sa haine du solennel et du faux, il se serait rejeté plutôt du côté du vulgaire et du commun. Il aimait mieux hanter les cafés que les salons. Plebeiiis moriar senex ! il semblait s’être appliqué ce mot d’un ancien : Que je rentre en vieillissant dans ces rangs obscurs dont je suis un moment sorti ! li se replongeait avec plaisir dans la foule, y trouvant une matière toujours neuve à son observation. Il travailla