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CAUSERIES DU LUNDI.

cent pistoles sur son quatrième volume de Gil Blas qui n’est point encore fini et qui ne le sera pas de sitôt[1]. »


Ce quatrième volume, dans lequel on voit Gil Blas sortir de la retraite et du port pour se rengager quelque temps à la Cour, n’offre plus les mêmes vicissitudes ni la même rapidité d’aventures que les précédents, mais ne les dépare point. On y trouve un aperçu des goûts littéraires de l’auteur, quand il nous montre son personnage dans la bibliothèque de son château de Lirias (un château en Espagne), prenant surtout plaisir aux livres de morale enjouée, et choisissant pour ses auteurs favoris Horace, Lucien, Érasme.

La théorie littéraire de Le Sage se pourrait extraire au complet de plus d’un passage de Gil Blas, et particulièrement des entretiens de celui-ci avec son ami le poëte Fabrice Nunez. Fabrice, pour réussir, avait consulté le goût du temps ; il donnait dans le genre de Gongora, dans les expressions recherchées, entortillées, le romantisme d’alors. Gil Blas l’en reprend et veut avant tout de la netteté ; il demande qu’un sonnet même soit parfaitement intelligible. Son ami le raille de sa simplicité et lui expose la théorie moderne : « Si ce sonnet n’est guère intelligible, tant mieux, mon ami. Les sonnets, les odes et les autres ouvrages qui veulent du sublime, ne s’accommodent pas du simple et du naturel ; c’est l’obscurité qui en fait tout le mérite ; il suffit que le poëte croie s’entendre… Nous sommes cinq ou six novateurs hardis qui avons entrepris de changer la langue du blanc au noir ; et nous en viendrons à bout, s’il plaît à Dieu, en dépit de Lope de Véga, de Cervantes… » Sachons bien qu’en écrivant ces choses, Le Sage avait en vue Fontenelle, Montesquieu peut-être, certainement Voltaire,

  1. Revue rétrospective (1836), seconde série, tome V, page 165