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LE SAGE.

là il enlève d’un revers de main tous les toits de la ville, et l’on voit à nu toutes les hypocrisies, les faux-semblants, le dessous de cartes universel. On avait en plein midi le panorama. Cet Asmodée eut un succès fou ; on ne lui donnait pas seulement le temps de s’habiller, disent les critiques d’alors ; on venait en poste l’enlever en brochure. Il s’en fit deux éditions en un an : « On travaille à une troisième, annonçait le Journal de Verdun (décembre 1707) ; deux seigneurs de la Cour mirent l’épée à la main dans la boutique de la Barbin, pour avoir le dernier exemplaire de la seconde édition. »

Boileau, un jour que Jean-Baptiste Rousseau était chez lui, ayant surpris le Diable boiteux entre les mains de son petit laquais, le menaça de le chasser si le livre couchait dans la maison. Voilà un succès qui se consacre et s’égaie encore de cette colère de Boileau.

Pour un petit laquais le livre n’était peut-être pas très-moral ; ce n’est pas assurément la morale du Catéchisme qu’il prêche, c’est celle de la vie pratique : n’être dupe de rien ni de personne. On en peut dire comme on l’a dit si bien de Gil Blas : Ce livre est moral comme l’expérience. Dès son premier ouvrage, le caractère de Le Sage se dessine à merveille ; c’est du La Bruyère en scène et en action, sans trace d’effort. Le Diable boiteux précède très-bien les Lettres Persanes, mais il les précède d’un pas léger, sans aucune prétention au trait et sans fatigue ; il n’y a pas l’ombre de manière dans Le Sage. Les traits de Le Sage, ce sont de ces mots piquants et vifs qui échappent en courant. Ainsi Asmodée parlant d’un autre démon de ses confrères avec qui il avait eu querelle : « On nous réconcilia, dit-il, nous nous embrassâmes, et depuis ce temps-là nous sommes ennemis mortels. »

Rien de plus gai et de plus plaisant que la petite comé-