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CAUSERIES DU LUNDI.

il en faisait un poëme. Je te l’ai répété mainte fois, écris l’histoire de Gunderode, et envoie-la à Weimar ; mon fils la désire ; il la conservera, et au moins elle ne te pèsera plus sur le cœur. »

Tel était, autant qu’un rapide aperçu peut l’embrasser, l’homme que Bettina s’était mise à aimer, mais qu’elle aimait comme il leur seyait à tous deux, c’est-à-dire d’une flamme qui caresse et qui ne brûle pas.

À partir de ce jour de l’entrevue, et après être retournée à Francfort, elle lui écrivit sur toutes choses, lui envoya toutes ses pensées, tantôt sur le ton de l’hymne et de l’adoration, tantôt sur celui de la gaieté et du badinage. Quelquefois cette effusion à laquelle elle se livre est bien étrange et touche de près au ridicule : « Quand je suis au milieu de la nature, dont votre esprit, lui écrit-elle, m’a fait comprendre la vie intime, souvent je confonds et votre esprit et cette vie. Je me couche sur le gazon vert en l’embrassant…» Elle lui répète trop souvent : «Tu es beau, tu es grand et admirable, et meilleur que tout ce que j’ai connu… Comme le soleil, tu traverses la nuit…» Elle lui parle dans ces moments comme on parlerait à Jéhovah. Mais, tout à côté, il y a des légèretés et des fraîcheurs de pensée et d’expression ravissantes. La lettre qu’on peut appeler Sous le tilleul, à cause d’un tilleul creux qui y est décrit, est toute pleine de vie, de gazouillements d’oiseaux, de bourdonnements d’abeilles dans le rayon. Elle-même, en ces moments, s’adressant au poëte et se plaignant de n’être pas aimée comme elle aime, a raison de s’écrier : « Ne suis-je pas l’abeille qui s’en va volant et qui te rapporte le nectar de chaque fleur ? » Mais Goethe est comme Jean-Jacques, comme tout poëte : il est amoureux, mais amoureux de l’héroïne de son roman et de son rêve, Rousseau n’aurait pas donné la Julie de sa création pour