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BARNAVE.

On prit l’engagement de ne retourner désormais au spectacle que quand satisfaction aurait été donnée, et on n’y revint, en effet, qu’après plusieurs mois, lorsque Mme Barnave eut consenti à y reparaître. L’impression de cette injure dut agir sur l’esprit précoce de Barnave enfant : on n’apprécie jamais mieux une injustice, une inégalité générale, que quand on en est atteint soi-même, ou dans les siens, d’une manière directe et personnelle. Barnave, dès qu’il y vit jour, fit donc serment « de relever la caste à laquelle il appartenait (c’est son expression) de l’état d’humiliation auquel elle semblait condamnée. »

Fier, ardent, impatient de l’injustice, profondément animé du sentiment de la dignité humaine, on le voit de bonne heure réagir sur lui-même, s’imposer des règles de conduite et d’étude, s’analyser, joindre la réflexion et la méthode aux premiers mouvements. Il aime à se rendre compte de tout par écrit. À seize ans, il a un duel et se bat pour son frère, plus jeune, qu’on a insulté : il est blessé à quelques lignes du cœur. À dix-sept ans, il ne fréquente volontiers que des gens au-dessus de son âge ; doué des avantages du corps et d’une élégance naturelle, il recherche pourtant avant tout les entretiens sérieux. Avec un goût vif pour la littérature, il sait se contraindre et s’appliquer fortement au Droit par déférence pour son père. Si l’austérité de celui-ci le tenait un peu à distance, il trouvait auprès de sa mère, de son jeune frère et de ses sœurs, de quoi s’épancher et se détendre avec enjouement. Mais, là encore, l’habitude de son esprit se décèle dans sa tournure grave. On le voit donner à ses jeunes sœurs de charmants conseils dont la gaieté ne faisait qu’assaisonner la justesse. Il perd de bonne heure ce jeune frère pour qui il s’est battu, et qui s’annonçait avec une grande distinction