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GOETHE ET BETTINA.

je veux commencer, répondit-il ; plus tard je me distinguerai par toutes sortes de choses. » — Et cela s’est réalisé, » ajoutait la mère. — Bettina sait toutes ces choses des commencements mieux que Goethe lui-même ; c’est à elle qu’il aura recours dans la suite, quand il voudra les retrouver pour les enregistrer dans ses Mémoires, et elle aura raison de lui dire : « Quant à moi, qu’est-ce que ma vie, sinon un profond miroir de ta vie ? »

Un jour, Goethe était déjà un beau jeune homme, le plus beau de ceux de son âge ; il aimait fort l’exercice du patin, et il engagea sa mère à venir voir comment il y réussissait. Il faisait un beau soleil d’hiver. La mère de Goethe, qui aimait la magnificence, mit « une pelisse fourrée de velours cramoisi, qui avait une longue queue et des agrafes d’or, » et elle monta en voiture avec des amis :


« Arrivés au Mein, raconte-t-elle, nous y trouvâmes mon fils qui patinait. Il volait comme une flèche à travers la foule des patineurs ; ses joues étaient rougies par l’air vif, et ses cheveux châtains tout à fait dépoudrés. Dès qu’il aperçut ma pelisse cramoisie, il s’approcha de la voiture et me regarda en souriant très-gracieusement : — Eh bien ! que veux-tu ? lui dis-je. — Mère, vous n’avez pas froid dans la voiture, donnez-moi votre manteau de velours. — Mais tu ne veux pas le mettre, au moins ? — Certainement que je veux le mettre. — Allons, me voilà ôtant ma bonne pelisse chaude ; il la met, jette la queue sur son bras, et s’élance sur la glace comme un fils des dieux. Ah ! Bettina, si tu l’avais vu ! il n’y a plus rien d’aussi beau ; j’en applaudis de bonheur ! Je le verrai toute ma vie, sortant par une arche du pont et rentrant par l’autre : le vent soulevait derrière lui la queue de la palisse, qu’il avait laissée tomber. »


Et elle ajoute que la mère de Bettina était sur le rivage et que c’était à elle que son fils, ce jour-là, voulait plaire. Mais n’avez-vous pas senti dans ce simple récit de la mère tout l’orgueil de Latone : Cest un fils