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CAUSERIES DU LUNDI.

jour où, dans sa solitude, cette mère heureuse ne pense à son fils, « et ces pensées, dit-elle, sont de l’or pour moi. » Mais à qui en parlerait-elle ? devant qui compterait-elle son or, cet or qui n’est pas fait pour les profanes, sinon devant Bettina ? Aussi, quand cette folâtre est absente, quand elle court les bords du Rhin, comme cela lui arrive souvent, et quelle va faire l’école buissonnière à chaque vieille tour et à chaque rocher, elle manque bien à sa chère Mme  la Conseillère :


« Dépêche-toi de revenir à la maison, lui écrit celle-ci. Cette année, je ne me sens pas aussi bien que l’année dernière ; quelquefois je te désire avec une certaine frayeur, et je reste des heures entières à penser à Wolfgang (prénom de Goethe), quand il était enfant et qu’il se roulait à mes pieds ; puis, comme il savait si bien jouer avec son frère Jacques, et lui raconter des histoires ! Il me faut absolument quelqu’un à qui je puisse dire tout cela, et personne ne m’écoute aussi bien que toi. Je voudrais vraiment que tu fusses là, près de moi. »


Bettina revient donc près de la mère de celui qu’elle vénère et qu’elle adore ; et ce sont des conversations sans fin sur cette enfance de Goethe, sur ce qu’il annonçait de bonne heure, sur les circonstances de sa naissance, sur le poirier que planta son grand-père pour marquer ce beau jour, et qui prospéra si bien, sur la chaise verte où s’asseyait sa mère quand elle lui contait les histoires sans fin qui l’émerveillaient, sur les présages et les premiers indices de son génie en éveil. Jamais enfance d’un dieu n’a été épiée et recueillie dans ses moindres événements avec plus de curiosité pieuse. Une fois qu’il traversait la rue avec plusieurs autres enfants, sa mère, et une personne qui était avec elle à la fenêtre, remarquèrent qu’il marchait avec beaucoup de majesté, et lui dirent que cette manière de se tenir droit le distinguait des autres enfants de son âge. « C’est par là que